Longtemps, Éric Lapointe n'a eu que deux passions dans la vie : la scène et l'alcool. Le mélange des deux, explosif, a donné naissance à un personnage d'indécrottable bum national. Sur son dernier disque, le bien nommé Délivrance, il nous laisse entrevoir ce qui se cache derrière le personnage Lapointe: un rockeur au coeur de nounours, qui tient à ce que sa maman assiste à ses spectacles et chante des berceuses à ses deux fils.

BÊTE DE SCÈNE

Nous sommes au début des années 2000, à quelques minutes de la énième prestation d'Éric Lapointe au Show du Refuge. Le chanteur dort dans un lit qu'on a installé dans une loge. Les gars qui sont allés le chercher chez lui l'ont pratiquement transporté jusque dans la voiture: Lapointe a eu une - trop - grosse soirée la veille. «Ils l'ont réveillé pour le pitcher sur scène, raconte l'éternel organisateur du Show, le chanteur Dan Bigras. Je me suis dit: "Il sera jamais capable." Ben joualvert, il a tout arraché.»

«Bête de scène», ces trois mots ne suffisent pas vraiment à décrire l'effet qu'Éric Lapointe produit sur une scène, estime son ami Dan Bigras. «Tabarnac qu'il déménage. Quand il arrive, le monde recule, tellement c'est impressionnant!»

«J'ai beau le voir chanter depuis presque 30 ans, il m'épate toujours», déclare Yves-François Blanchet, ex-agent du chanteur.

La scène, c'est le seul endroit où Éric Lapointe est vraiment heureux. «Je vis pour monter sur scène», résume-t-il sobrement lors d'une entrevue de plusieurs heures accordée à La Presse, dans son studio personnel, au sous-sol de son domicile. «Je suis addict à l'adrénaline. C'est la drogue la plus puissante qui existe.»

Avant de monter sur scène, il piaffe du talon, jusqu'à ce que l'adrénaline lui monte «dans la pointe des cheveux». Et après, les spectateurs s'embarquent pour deux heures de feu, où le chanteur crie, court, saute et sue sa vie. Et dans la salle aussi, ça bouge en masse. «Personne ne reste assis dans un show d'Éric. Les spectateurs sont comme envoûtés», dit Caroline Arseneault, fan de la première heure.

Éric Lapointe est l'un des rares chanteurs qui n'arrêtent pratiquement jamais les tournées. Ses musiciens, les mêmes depuis longtemps, travaillent pratiquement à temps plein pour lui. Ensemble, ils ont joué partout. Dans des bars, des centres commerciaux et tous les festivals de la planète Québec, du Rendez-vous international de la grillade de Saint-Calixte au Festival des montgolfières de Saint-Jean-sur-Richelieu.

Sans passage sur scène, Lapointe devient rapidement un lion en cage. «S'il passe un mois sans faire un show, il est sûr que sa carrière est finie. Il pogne les nerfs. Il va dans un bar du coin et il chante», résume Jean-Yves Blais, qui a longtemps été son directeur de tournée et est maintenant son agent. De fait, les clients du bar de karaoké qui se trouve à deux pas de la résidence de Lapointe voient régulièrement débarquer le chanteur à l'improviste. «J'arrive, je chante une chanson, pis finalement ça dure une heure!»

Le premier buzz

C'est à 11 ans qu'Éric Lapointe a eu son premier buzz d'adrénaline. Au carnaval de Mont-Joli, il joue une chanson d'Harmonium. «Ç'a été ma première performance et mon premier rappel, raconte-t-il en entrevue. J'étais un petit bonhomme: à 11 ans, j'avais l'air d'en avoir 8. Ma guitare était plus grosse que moi! J'étais derrière le rideau et j'entendais la foule crier: "É-ric, É-ric!" Je tremblais comme une feuille.»

Jamais, pourtant, il n'aurait cru avoir le talent pour mener une vraie carrière dans la chanson. Ses parents, prudents, ont tout fait pour le décourager. Il part en voyage et, à 21 ans, il rentre avec dans ses bagages une pile de chansons à moitié écrites. C'est à cette époque, au début des années 90, qu'Yves-François Blanchet l'entend chanter autour d'un feu de camp. «Il est débarqué chez moi avec un sac d'épicerie plein de tounes. Je me suis dit: "Wow, il y a quelque chose là."»

Blanchet lui présente un parolier, le regretté Roger Tabra. Une rencontre qui changera sa vie. Assis dans son trois-pièces sans meubles, alors que le chanteur vient d'être laissé par sa conjointe, le Français demande à Lapointe: «Mais qu'est-ce que tu voudrais lui dire?» «Je sais pas. N'importe quoi», lance le jeune. «On a notre titre!», s'exclame le Français, un parolier mythique qui écrira des dizaines de chansons pour Éric Lapointe et d'autres stars de la musique.

Sauf qu'à l'heure des chanteurs proprets et romantiques à la Roch Voisine, vedette du moment, aucune maison de disque n'est intéressée par son poulain. «Seul Patrice Duchesne, de chez Gamma, a dit: "Il me semble qu'il y a de quoi à faire avec ça"», dit Yves-François Blanchet.

Le trio de feu

Tabra et le guitariste Stéphane Dufour forment avec Éric Lapointe ce que Blanchet décrit comme un trio de feu. «En 20 ans, il n'y a pas une fois qu'on s'est assis tous les trois et qu'il n'y a pas une toune qui est sortie. C'était comme de la télépathie. De la magie», raconte Stéphane Dufour.

Pour ce premier disque, Obsession, le guitariste Stéphane Dufour avait été engagé pour faire les solos de guitare. «La première fois que je l'ai rencontré, j'ai pensé que c'était le petit frère du chanteur. Je lui ai demandé: "Quand est-ce qu'il arrive, Lapointe?" Il s'est levé, il était en tabarnac: "C'est moi, Lapointe!"»

Le guitariste a fait ses solos sur ce premier disque et a été embauché pour la tournée qui a suivi. «On est arrivés à Québec, on jouait au Café Blues sur Saint-Jean. Il y avait une file d'attente tellement longue dans la rue, on s'est dit que ça devait être pour le show de Daniel Bélanger. Ben non, c'était pour notre show! On commence à jouer, et man, la foule connaissait les tounes! Je me souviens qu'Éric m'a regardé avec les yeux du chevreuil pris dans les phares. On était tous sur le cul.»

Quelques semaines plus tard, un autre show aux FrancoFolies convainc Éric Lapointe que ce spectacle de Québec ne relevait pas uniquement de la chance.

«Il y avait 30 000 personnes qui chantaient mes chansons. J'en parle, et j'ai encore des frissons. J'ai compris ce jour-là que ma vie venait de changer.»

Deux années de succès suivent. Et puis, Lapointe vit le down de son high. Il s'aperçoit que son contrat de disques ne lui accorde, financièrement, que des miettes. Le chanteur décide de rompre son contrat avec Gamma. «Mon gérant m'avait dit: "Fais pas ça, tu risques de tout perdre." Moi, j'ai dit non. Je ne me pencherai pas en payant la vaseline en plus! J'ai perdu tous les revenus de mes grosses années de ventes. Si j'avais eu un contrat de disque décent, j'aurais fait une fortune.»

En faillite, ruiné, englué dans un feuilleton juridique, après une soirée de spectacle dans le Québec profond, il touche le fond du baril. «J'ai cassé en deux. Yves-François a passé la nuit avec moi. Je me suis pleuré l'âme. J'étais au bout du rouleau.»

PILIER DE BAR

Nous sommes en 2007. Après cinq ans de vie commune, Éric Lapointe et Marie-Pier Gaudreault viennent de se marier aux îles Turks et Caicos. Le couple part en voyage de noces à Las Vegas. Deux mois après leur retour, les nouveaux mariés se séparent: la jeune femme n'en peut plus des frasques de son mari. Le couple, qui s'adore, a été ruiné par la consommation d'alcool de Lapointe.

«Je suis partie parce que je l'aimais trop et je n'en pouvais plus de le voir s'autodétruire. Tous les soirs, jusqu'à 4 h du matin, je restais au bar. J'avais peur de lui-même pour lui-même, raconte-t-elle. Le laisser, ç'a été la chose la plus difficile de ma vie.»

Quand elle a rencontré Lapointe, à 19 ans, Marie-Pier Gaudreault était barmaid au Dagobert, à Québec. Avec lui, elle a vécu cinq années très intenses. Les tournées, l'argent, les voyages, la Porsche dans la cour... Éric Lapointe était un amoureux charmant et attentionné, mais l'alcool faisait partie de sa vie quotidienne. «Éric sobre, je ne le connaissais pas», résume-t-elle.

Dès le début de sa carrière, Lapointe a été un pilier de bar. Un vrai. Son attachée de presse de l'époque, Martine Bérubé, n'allait jamais le chercher pour une entrevue avant 16 h. «Mais il n'a jamais manqué un événement et n'a jamais été déplacé.»

Cependant, ses abus d'alcool étaient parfois difficiles à gérer, admet-elle. «Je restais généralement avec lui jusqu'à très tard. J'aurais pu m'en aller, évidemment, avant qu'il tombe de sa chaise ou qu'il tombe par terre.»

Jean-Yves Blais, son ex-directeur de tournée devenu agent, a longtemps été sa «nounou» sur la route. Sa première tâche, le matin: lever le chanteur. «Disons qu'il ne se laissait pas réveiller facilement. Je m'y prenais d'avance... Au fil du temps, j'ai fini par développer une technique: je lui mettais une cigarette dans la bouche et je l'allumais. Là, il se réveillait.»

L'alcool comme porte d'entrée

Lapointe est «tombé en amour» avec l'alcool autour de l'âge de 12 ans. «C'est devenu le but de mon existence. Pas parce que j'ai eu une enfance difficile, mais j'ai mal vécu mon adolescence.» Son père, menuisier, rénovait des magasins Zellers à la grandeur de la province. Les enfants ont déménagé très fréquemment. «Quand on change d'école trois fois par an, l'alcool, c'était ma porte d'entrée dans la gang de bums de l'école.»

Éric Lapointe n'a jamais fait mystère de ses excès et il ne regrette rien. Quel conseil donnerait-il à son double de 25 ans? «Fais pareil!», dit-il dans un grand éclat de rire.

Néanmoins, l'alcool a fait peser un lourd tribut sur sa vie. Il a failli mourir, à deux reprises, à cause du sevrage. La première fois, en prison en République dominicaine, où il s'était fait arrêter pour avoir acheté de la drogue en 2002. Et la seconde, sept ans plus tard, au moment où il s'entraînait dans un gym. Il tombe en convulsions devant un ami. «Heureusement, il n'était pas seul. Sinon, il y serait passé», estime Dan Bigras. Les médecins ont dû le plonger dans le coma pour le sevrer, mais il s'en est sorti. «Ce gars-là n'a pas 9 vies, il en a 25!», résume Yves-François Blanchet.

Au sortir de cet éprouvant séjour, tout le monde est évidemment convaincu qu'il va arrêter de boire. À l'époque, Dan Bigras est allé le voir à l'hôpital. Il a eu de longues conversations avec son ami, en fumant une cigarette, alors que Lapointe traînait son poteau à soluté dans la ruelle qui jouxte l'hôpital. «Je lui ai dit que ça allait être compliqué pour lui parce qu'il n'avait pas vraiment décidé lui-même d'arrêter.»

Lapointe a bel et bien essayé de freiner les excès. Depuis quatre ans, sa participation à La voix lui fait mener une vie disciplinée. Il fait désormais ses spectacles sans boire. Il ne sort plus après les spectacles. «Quand tu viens de finir un show, que la moitié de la ville était là et que tu sors dans un bar ensuite, tu risques de te faire postillonner dans la face plus que d'autre chose. Et depuis La voix, c'est encore pire.»

Cependant, il avoue être incapable de créer sans alcool. «J'avais l'intention de faire cet album à jeun et je me croyais vraiment, dit-il de Délivrance. Ça faisait des mois que je n'avais pas pris une goutte. Mais pour être bien franc, c'est sûr que pendant la production, il y a des bouteilles de vin qui se sont bues. Pas de beuveries. Mais l'alcool, ça me permet de me connecter à une partie de moi-même à laquelle j'ai peu accès totalement à jeun.»

Par contre, dit-il, sa vie va beaucoup mieux sans excès d'alcool. «Ma connexion avec mes enfants est tellement meilleure à jeun. Je suis tellement meilleur performer à jeun... Tout ça mis dans la balance... l'alcool, on repassera. Je suis rendu vieux aussi. Les morceaux du bicycle sont fatigués.»

PHOTO OLIVIER JEAN, archives LA PRESSE

Bien qu'il ait réduit sa consommation d'alcool, Éric Lapointe avoue qu'il ne parvient pas à créer à jeun.

COEUR DE NOUNOURS

Quand leur papa donne un show, Christophe-Arthur, 7 ans, et Edouard, 6 ans, sont fréquemment ses premiers spectateurs, dûment munis de protège-oreilles. «Ils connaissent tous les hôtels, ils savent très bien où est la piscine! rigole le chanteur. Les musiciens, c'est tous des mononcles pour eux. Ils ont leur petit lit de camp à côté de la régie. Ils peuvent toujours aller se coucher dans ma roulotte. Souvent, ils s'endorment au début du show.»

La présence de ses deux enfants, «ça a changé sa vie», résume la mère d'Éric Lapointe, Doris Porlier. La trace des enfants est d'ailleurs manifeste au domicile de Lapointe. Les deux sièges rehausseurs dans le portique. Les toutous sur le sofa du salon. Les dessins à moitié terminés sur la table. Les deux garçons constituent désormais les soleils autour desquels tourne la planète Lapointe.

«Sous le personnage de bad boy, Éric Lapointe, c'est un gros nounours», résume le ténor Marc Hervieux, qui a fait de nombreux spectacles à ses côtés. «Avec les enfants, il se transforme en gélatine», blague son ancien agent, Yves-François Blanchet.

Grand-maman Doris assiste elle aussi à la grande majorité des spectacles de son fils. À 70 ans, elle saute régulièrement dans sa voiture pour aller voir un énième show de fiston, qu'elle suit presque partout. «Il me cherche dans la salle et si j'arrive en retard, il s'en rend compte», dit-elle. Sa mère est d'ailleurs sa critique la plus franche, dit Lapointe. «Il est arrivé que je lui dise que si j'avais payé pour voir ce spectacle-là, ça n'aurait pas valu la peine!», opine sa mère.

«Éric, c'est un rockeur qui veut que sa mère soit fière de lui», lance Stéphane Laporte, concepteur et réalisateur de La voix. L'émission a d'ailleurs montré au grand public ce côté plus tendre de la personnalité du chanteur. Les candidats de son équipe, il les prend littéralement sous son aile: il a produit le premier disque de Valérie Lahaie, qui enseigne le piano à ses enfants. Il a recruté Rosa Laricchiuta comme choriste, et chante un duo avec Noémie Lafortune sur son dernier disque. Et Travis Cormier, candidat du Nouveau-Brunswick, habite chez lui depuis plus de deux ans!

«Il m'a dit: "Tu peux venir rester chez nous en fin de semaine"... et je ne suis jamais reparti!», raconte le jeune Cormier en riant. «La famille l'a adopté, le band l'a adopté. Je l'appelle fiston!», dit Éric Lapointe.

«Éric ferait n'importe quoi pour ses protégés», dit Stéphane Laporte.

«C'est quelqu'un de très intense et le mobilier de La voix le sait. Il a déjà brisé un bouton en frappant dessus avec trop d'enthousiasme. Il a arraché son fauteuil parce qu'il ne voulait pas tourner!»

«Je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi fidèle en amitié», dit Dan Bigras. Fidèle, aussi, aux causes sociales: au fil des ans, Éric Lapointe a participé à des dizaines de spectacles-bénéfices. «Je vais dire la chose la plus hippie que j'ai jamais dite, lance Dan Bigras: c'est un gars plein d'amour.»

Le chanteur se dévoue aussi pour certains fans. Comme cette mère qui motivait son garçon pour ses traitements de chimiothérapie avec des sauts de puce dans les coulisses des concerts. Chaque fois, ils prenaient une photo d'Éric et du petit. «Sa mère lui disait: "Quand le mur va être plein de photos, tu vas être guéri", raconte Éric Lapointe. Il est mort avant la fin.»

Au fil des ans, il a reçu des lettres de prisonniers, de gens suicidaires, touchés par les paroles de ses chansons. «Éric, c'est ma bouée», résume Show Sunny qui, avec Glen Moss, alimente quotidiennement la page des fans d'Éric Lapointe sur Facebook.

Mais il arrive aussi que le chanteur reçoive... un soutien-gorge par la poste, envoyé par une admiratrice attirée bien plus par le personnage Lapointe que par le vrai Éric. Au fil des ans, ce personnage de mauvais garçon à la vie dépravée semble d'ailleurs être devenu de plus en plus étouffant.

«Non, je ne suis pas un inculte, un ignare, ostie, qui traîne dans le fond d'une taverne. Ce n'est pas Éric Lapointe, ça. Je peux parler de politique, de littérature et de musiques en tous genres. Je ne suis pas juste un rockeur avec des bijoux qui sacre à toutes les deux phrases. J'ai plus de profondeur que ça.»

Il reste qu'Éric joue encore habilement sur le personnage Lapointe, qui lui a quand même permis de vendre un million d'albums en carrière. Il faut voir la métamorphose qui s'opère lorsque vient le temps de la prise de photos. À notre arrivée chez lui, nous avions devant nous un gars de 49 ans avec un air adolescent, en jeans et t-shirt, en pieds de bas, les cheveux emmêlés. Quand vient le temps de la photo, en l'espace de 20 minutes, il est transformé. Veste de cuir sur le dos, chaînes au cou, maquillé, coiffé, bagué, il est prêt pour la représentation. Il prend la pose dans le fauteuil de son studio, met ses mains sur les deux têtes de mort qui se trouvent sur la console et lève la tête vers la lumière.

«C'est cool, dit-il, j'ai l'air d'un démon.»

Photo Mariane L. St-Gelais, archives Le Quotidien

La vie d'Éric Lapointe gravite désormais autour de ses deux fils.