Dans un coin du bistro végétarien Le Cagibi, boulevard Saint-Laurent, Emerik St-Cyr Labbé parle lentement, posément, au gré de légères inflexions où l'on visite le coq et l'âne. Drôle d'endroit pour discuter du projet collectif Mon Doux Saigneur, oxymore qui nous renvoie à l'image d'un tueur de bêtes... muni de gants blancs.

«J'écoutais souvent du vieux blues, précise le jeune Johannais devenu Montréalais. J'entendais beaucoup d'expressions avec "Lord" ou "sweet Jesus". Le jeu de mots avec le sang donnait une portée supplémentaire. J'essaie de créer un univers en soi qui n'est pas palpable. On ne voulait pas s'appeler Les Voitures rouges. On voulait un nom général, ultime.»

«Je veux pouvoir parler à ma grand-mère et à ma petite soeur. Je veux faire des tounes appréciables, touchantes, mais grâce à des chemins communs, avec des twists métaphoriques. C'est là que ça peut devenir magique, plus intemporel.»

La perte du père

Malgré son flegme vocal et sa prédilection pour l'écriture automatique, Emerik semble cogiter abondamment avant de se mettre en danger. Deux ans de premières parties (Bernard Adamus, Klô Pelgag), de concerts confidentiels, de jams et de concours ont forgé la proposition lo-fi de Mon Doux Saigneur, mâtinée de punk, de grunge et de blues. 

La genèse, qui remonte à 2015, est troublée par quelques psychotropes. «C'était un party de Saint-Valentin dans Hochelaga. J'ai commencé à jouer sur ma valise, que j'utilisais comme bass drum, dit l'autodidacte. Jesse Mac Cormack [musicien et réalisateur prisé] est venu me voir après et m'a dit que ça lui donnait des idées. Ce qui m'a plu, c'est qu'il parlait d'inspiration et non du fait que ça allait vendre ou pogner.»

En 2015, c'est ce même Mac Cormack qui a réalisé le premier EP d'Emerik St-Cyr Labbé, lequel a repris le flambeau aux côtés de Tonio Morin-Vargas (Canailles) et de Jean-Bruno Pinard sur le présent disque. Ce qui est demeuré intact ? D'efficaces compositions guitare-voix et un groove irrésistible.

Ce qui a changé entre-temps? Une perte immense, celle de son père, qui a mis fin à ses jours en avril 2016. «Ça m'habitait beaucoup [pendant la création], même si ce n'était pas toujours conscient. Quand j'écoute l'album, j'entends la tristesse.»

«Le deuil m'a donné du vent, une forme de chant, une audace. Ça m'a aussi botté le derrière pour le faire, cet album-là. Il y a un focus qui est arrivé de nulle part.»

Emerik et son père, enseignant au primaire débauché par un burnout, ont tous deux travaillé comme peintres en rénovation, pris dans une routine toxique au travers d'horaires intenables, de labeurs serviles et d'odeurs de clopes. 

L'auteur-compositeur-interprète de 26 ans a composé Chaque matin, seule pièce écrite au «tu», comme un fouet dirigé vers lui-même. «Des fois, t'as le goût de débarquer du bus et d'aller t'étendre dans le gazon, explique-t-il. J'aime pouvoir choisir. Toute mon adolescence, je ne comprenais pas le concept du cadran. De te faire sortir de ton sommeil et de te réveiller frustré.»

Un peu plus tôt en 2016, c'est beaucoup pour son père qu'Emerik s'est pointé à l'émission La voix, sans en souffler mot à son entourage. 

«Mes parents écoutaient ça et m'envoyaient des liens. Mais moi, j'haïs la décoration là-dedans. Je ne suis pas d'accord avec le concept. J'ai fini par y aller par orgueil, pour faire un statement et prouver que la musique est au-dessus de tout.»

Grâce à l'une de ses compositions, Emerik obtient son laissez-passer pour les auditions à l'aveugle, qui confinent à des relectures. Un peu par dépit, il choisit La chanson du quêteux de La Bottine souriante, qui a bercé sa jeunesse. La veille de sa performance, le concurrent avise les musiciens qu'il a changé les accords pour en faire une version simplifiée, manière Beck.

«J'essaie de me tenir loin du divertissement pur. J'essaie de transcender le banal et l'ennui.»

Le jour J, il se pointe sur scène avec une guitare modifiée - un bidon de surf wax a remplacé la caisse de résonance -, change le texte et oublie des passages qu'il colmate au hasard. «C'était à peu près ça que j'avais en tête de faire, que ça rentre au poste et d'imposer de l'improvisation.» 

Les coachs ne se retournent pas, mais multiplient les bons mots. «J'ai reçu des centaines de messages Facebook, et j'ai pu diriger les gens vers mon propre matériel.» 

Dépourvu des cordes vocales acrobatiques de la pop, Emerik dit avoir compris avec Bob Dylan qu'on pouvait «chanter tout croche», mais avec «enthousiasme et vitalité». 

Urbanité

Ce sont donc une confiance renouvelée et un deuil indicible qui ont mû Emerik dans les salles de concert et les séances en studio, jusqu'à être remarqué par Grosse Boîte, qui chapeaute Mon Doux Saigneur. 

Les guitaristes David Marchand et Eliott Durocher, le bassiste Étienne Dupré et le batteur Mandela Coupal se sont greffés à l'aventure, rehaussée sur disque notamment par les cuivres de Benoît Paradis.

Dans la pochette, des photos de Montréal - références à l'urbanité trouble qui imprègne les textes -, mais pas de paroles, comme pour souligner que les mots ne sont pas immuables. 

«Il y a beaucoup d'écriture automatique capturée au bon moment. Les textes ont changé au fil des shows, des répétitions. Il y a des mots qui bougent, je m'adapte au contexte.» 

Autrement dit, sur scène ou sur disque, Mon Doux Saigneur sait autant saigner les bêtes que les aimer en douceur.

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FOLK-ROCK. Mon Doux Saigneur. Mon Doux Saigneur. Grosse Boîte.

image fournie par grosse boîte

L'album Mon Doux Saigneur