« Il y a quatre ans, l'album Reflektor a été pour moi le premier écho de cette ère post-factuelle que nous traversons actuellement, marquée aussi par l'arrivée de Trump à la présidence américaine. C'était le signe d'une tempête qui se levait au loin. Ce signe s'est avéré, la tempête frappe fort ! »

Il faut maintenant résister à cette tempête, et c'est ainsi que Win Butler, artiste central d'Arcade Fire, amorce cette conversation téléphonique, alors que le groupe montréalais vient de lancer son cinquième album, Everything Now.

« Une designer mexicaine avec qui nous travaillons m'a raconté un tremblement de terre qu'elle a vécu au Mexique dans les années 80. Mes amis haïtiens m'ont aussi décrit l'atmosphère entourant le puissant séisme de Port-au-Prince en 2010. Dans les deux cas, il semble que plusieurs personnes dansaient, chantaient, faisaient de la musique, priaient les dieux et les esprits. »

« Lorsqu'un désastre se produit, la meilleure chose à faire n'est-elle pas de chanter de tout son coeur, de s'appliquer à créer quelque chose de très beau ? »

- Win Butler

Ainsi, Arcade Fire a créé Everything Now en réponse au contexte actuel... jugé désastreux, il va sans dire. Ses textes traitent de la complexité et de l'étrangeté des relations intimes, des douleurs et blessures du moi, des dépendances liées à l'environnement numérique, à l'immédiateté suspecte de la consommation culturelle, et plus encore.

« Il y a cinq ou six ans, j'étais assis dans un café et j'ai entendu une femme qui déplorait la disparition de la série The Sopranos, se souvient notre interviewé. Elle était agacée de devoir trouver rapidement autre chose à suivre à la télé. Je me suis dit : "Whoa ! Absorber en un week-end une oeuvre conçue pendant plusieurs années, et rester sur sa faim !" J'y avais vu une mutation dans la façon d'être des gens. »

Prenant acte de cette instantanéité, le groupe a d'ailleurs mis en ligne l'entièreté des chansons de son nouvel album sur sa chaîne YouTube vendredi.

PHOTO FRED TANNEAU, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Win Butler lors du concert d'Arcade Fire au festival des Vieilles Charrues, en France, le 15 juillet dernier

PHOTO FOURNIE PAR SONY MUSIC

Arcade Fire sera en concert le 6 septembre au Centre Bell et la veille au Centre Vidéotron.

À L'ÈRE POST-GENRES

Selon Win Butler, la consommation rapide, voire compulsive, d'un art peaufiné sur le long terme est à la fois fascinante et inquiétante. Ainsi va la vie en 2017. Et la musique ?

« Nous sommes dans une ère post-vérité, nous sommes aussi dans une période post-genres », poursuit le chanteur, parolier et compositeur, en référence à l'éclectisme stylistique d'Everything Now

Éclectisme parfaitement assumé : « Beyoncé peut désormais chanter du country, c'est positif, selon moi. Il est cool d'aimer à la fois Sex Pistols et ABBA, ce qui n'était sûrement pas le cas en 1978 ! Au fond, les gens ressentaient peut-être les choses de la même manière à l'époque. Même s'ils ne l'avouaient pas, les rockeurs des années 80 pouvaient aussi savourer une grande chanson pop de Michael Jackson. Comment rejeter un artiste de cette trempe ? »

Dans cette optique, Win Butler et ses collègues ont travaillé avec des artistes issus d'univers différents du leur. On pense aux coréalisateurs Thomas Bangalter (Daft Punk) et Steve Mackey (Pulp), auxquels se sont joints sporadiquement Geoff Barrow (Portishead) et Markus Dravs (collaborateur de productions antérieures d'Arcade Fire).

« Ces choix reposent d'abord sur une relation d'amitié. Nous avons rencontré Steve [Mackey] à l'époque où il a fait un remix de notre chanson Power Out. Et... j'étais très fan de Pulp. Nous avons ensuite maintes fois partagé des soirées de DJing. Steve a un goût impeccable, tous les membres du groupe aiment le côtoyer et lui accordent beaucoup de crédibilité. Il est rare que tous les membres de notre groupe puissent s'entendre aussi bien avec une seule personne. »

En 2015, lors du rachat du service d'écoute en ligne Tidal par Jay Z, plusieurs artistes sont devenus partenaires de l'entreprise : Régine et Win se sont ainsi retrouvés à la même table que Beyoncé, son mari, Kanye West, Jack White, Madonna, Nicki Minaj, Rihanna, Alicia Keys, Usher, J. Cole... et Daft Punk.

« Nous avons sympathisé très spontanément avec Thomas [Bangalter, moitié du duo électro français], relate Win. Nous voyions la musique de la même façon. [...] Thomas n'écoute pas exclusivement de la musique électronique, loin de là. Ses goûts sont variés et profonds. » 

« En l'invitant à travailler avec nous, il ne s'agissait surtout pas d'enregistrer à la manière de Daft Punk. »

- Win Butler, à propos de la collaboration entre Thomas Bangalter et Arcade Fire

Le groupe montréalais a en effet gardé la maîtrise de la réalisation de son disque : « Nous cherchons à travailler avec des gens à qui nous faisons confiance et qui peuvent nous aider à nous surpasser. Nous assumons la réalisation de nos enregistrements et nous souhaitons compter sur des oreilles avisées. Sans cet apport extérieur, tu peux agir erronément, une mauvaise journée peut reléguer une très bonne chanson aux oubliettes. »

ENREGISTRER À LA NOUVELLE-ORLÉANS

Everything Now a été enregistré en grande partie à La Nouvelle-Orléans, sauf certaines séances menées à Montréal et à Paris.

« La Nouvelle-Orléans est une bulle, explique-t-il. On ne s'y sent pas particulièrement aux États-Unis : population majoritairement afro-américaine, ambiance souvent antillaise. Oui, il y a un côté sombre à cette ville : le système scolaire est déficient, par exemple. Mais ça reste un endroit très spécial. Ça devrait être spécial pour les Québécois francophones, d'ailleurs ; je ne comprends pas pourquoi ils aiment tant la Floride et se trouvent beaucoup moins en Louisiane, là où le folklore cajun a tant d'affinités avec le folk québécois ! »

La raison principale de ce choix de La Nouvelle-Orléans se trouve toutefois ailleurs : « La famille de Régine est haïtienne et elle-même a grandi à Montréal. J'ai grandi au Texas, pas très loin de la Louisiane. La Nouvelle-Orléans était le point de la triangulation ! Everything Now, il faut dire, est notre premier album enregistré surtout aux États-Unis. Voilà qui est différent. »

Le chanteur principal d'Arcade Fire a beau avoir invectivé le président de son pays d'origine lors du dernier Kanaval Kanpe - « Fuck you, Donald Trump, forever for a thousand years » -, cela ne l'a pas empêché d'enregistrer aux États-Unis avec ses collègues.

« Je ne vois pas qui peut respirer sans être anti-Trump, mais ce n'est qu'une parcelle de mes convictions. Vous savez, j'étais à Montréal le 11 septembre 2001. J'étais assis au Café Olimpico lorsque la deuxième tour s'est effondrée. Quelqu'un avait dit alors : "Eh bien, ils le méritent." Bouleversé, j'ai réalisé que la relation historiquement positive avec le Canada n'était plus la même. Lorsqu'Obama a été élu, j'ai toutefois ressenti une vraie détente et c'était une présidence dont mes compatriotes pouvaient être fiers. Et voilà le nouveau contexte... »

« J'ose croire qu'il faut désormais changer les choses à petite échelle dans l'espoir que ces initiatives se propagent. »

- Win Butler

UNE SCÈNE CENTRALE POUR LE NOUVEAU SPECTACLE 

À l'échelle du Centre Bell et du Centre Vidéotron, en tout cas, le nouveau répertoire d'Arcade Fire risque fort de se propager en septembre prochain.

« C'est le même concept qu'un ring de boxe : la scène se trouve au milieu de l'amphithéâtre. Nous avons d'abord donné de petits spectacles de cette façon. L'idée a fait son chemin ; cette configuration est excitante, différente. Où que tu sois dans la foule, tu as une vue intéressante et le son y voyage très bien. Cela nous pousse également à apporter de nouvelles touches à certaines chansons que nous interprétons depuis 15 ans. »

À Win Butler, Régine Chassagne, Richard Parry, William Butler, Tim Kingsbury et Jeremy Gara se joindront la violoniste Sarah Neufeld, le saxophoniste et claviériste Stuart Bogie ainsi que le tambourineur Willonson Tiwill Duprate. « C'est une formation plus compacte que pour la tournée précédente », convient Win Butler.

Wolf Parade, qui lancera bientôt son premier album en sept ans (Cry Cry Cry, prévu pour octobre chez Sub Pop), assurera la première partie d'Arcade Fire... comme à l'époque de Funeral ! Rappelez-vous les concerts mythiques du Théâtre Corona en 2005...

« Ce n'était pas la première fois que nous partagions un programme, précise Win Butler. Bien avant, nous devions jouer dans un bar du boulevard Saint-Laurent. J'étais aux toilettes et j'avais entendu les premières notes de Wolf Parade, qui nous précédait. "What is that band ?" Nous avions ensuite joué au moins une vingtaine de fois dans les mêmes soirées. Ce groupe nous a vraiment poussés à nous surpasser. Spencer [Krug] et Dan [Boeckner] étaient alors de meilleurs songwriters que nous ne l'étions, ils ont été un immense facteur de motivation. »

C'était au début de la décennie précédente, Arcade Fire avait démarré en 2001, lancé un premier opus en 2004... voici le cinquième en 2017. Le temps passe... et qu'en est-il de la longévité ?

« En tant qu'artiste, tu dois suivre tes instincts sans crainte, répond Win Butler. Les premières fois que nous avons joué Wake Up et Rebellion (Lies), plusieurs de nos fans de la première heure nous ont largués. Nous savions déjà que nous perdrions des gens en cours de route, et que les perceptions seraient diverses : Neon Bible est notre pire album selon certains, notre meilleur selon d'autres, idem pour Reflektor ou The Suburbs. Cela n'a aucune importance. Si vous aimez un de nos albums, écoutez-le, il est là pour toujours. Soyez assurés que nous ne referons pas le même par la suite. »

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Everything Now

Arcade Fire

Columbia/Sony

ROCK

Une campagne de «fausses nouvelles» qui fait réagir

Inspiré de l'ère post-factuelle, Arcade Fire a récupéré l'idée des fausses nouvelles pour la campagne promotionnelle de son nouvel album. L'équipe de promotion a en effet créé des pages web ressemblant à celles de médias établis (comme Billboard ou Hollywood Reporter), qui relayaient des nouvelles fabriquées de toutes pièces : poursuites du groupe contre des stars de la pop, échec ruineux d'un projet de clip réalisé par Terry Gilliam, etc. Certaines de ces « nouvelles » ont été prises au pied de la lettre par des internautes et même par des médias. Ni Arcade Fire ni Sony Music n'ont voulu commenter cette stratégie promotionnelle, mais, selon l'organisation du groupe, Win Butler compte en parler plus en détail ultérieurement. - La Presse