Leonard Cohen est prêt à mourir. Il l'a déclaré au magazine New Yorker et cette citation a fait le tour de la planète la semaine dernière. You Want It Darker, qui est lancé aujourd'hui, sera-t-il le dernier album de l'homme à la voix d'or qui a eu 82 ans il y a un mois?

Cohen lui-même a un peu désamorcé la gravité de la situation, avec l'humour qu'on lui connaît, lors d'une séance d'écoute de son nouvel album en présence de journalistes, jeudi dernier à Los Angeles: «J'ai dit que j'étais prêt à mourir récemment, et je pense que j'exagérais. Il arrive qu'on dramatise de temps en temps. J'ai l'intention de vivre éternellement.»

Adam Cohen a apprécié ce trait d'humour d'un père qui a beaucoup souffert depuis deux ans.

«Philosophiquement, il est prêt à mourir. C'est pour ça qu'il l'a dit, nuance Adam, joint au téléphone à Los Angeles. Est-ce qu'il est aux portes de la mort? Peut-être pas. Mais ne soyons pas naïfs: c'est un vieil homme qui souffre de plein de choses et qui, en plus, est prêt à mourir. Donc peut-être que c'est son dernier album. Mais j'adore sa blague quand il dit qu'il veut vivre éternellement. Ça, c'est poétique.»

«Quand on me demande combien de temps mon père va vivre, je réponds que dans 200 ans, quelqu'un va chanter une chanson de Leonard Cohen. C'est pas ça, la vie?»

L'état de santé de Leonard Cohen était plus inquiétant il y a un an, quand Adam s'est improvisé réalisateur de l'album de son père. Il souffrait notamment de tassement vertébral, mais son entourage se fait très discret.

«Il est difficile de parler de son état physique parce que mon père ne veut pas qu'on en parle. Mais il souffrait beaucoup. Maintenant, il va un peu mieux», dit Adam du bout des lèvres.

Un peu mieux, mais pas suffisamment pour entrevoir la possibilité de revenir de temps en temps dans sa ville natale, où il a toujours une maison, nous a répondu par courriel Leonard Cohen le week-end dernier.

«À moins que j'aie un second souffle, je doute que je vais revenir à Montréal où je vivais avant qu'une crise financière ne me contraigne à m'occuper de mes affaires à Los Angeles, indique le chanteur. Mes amis, ma maison et ma ville me manquent plus intensément que je ne saurais le décrire.»

Une approche différente

Au moment même où la santé de Leonard Cohen chancelait, Patrick Leonard, qui avait réalisé ses derniers albums, souffrait lui aussi de maux de dos et devait composer avec un divorce acrimonieux. Il s'en est fallu de peu pour que l'album auquel ils travaillaient ensemble depuis des années ne voie pas le jour.

Adam Cohen avait compris que pour se rétablir, sinon pour survivre, son père devait se remettre au travail. Il a donc pris la relève, a installé papa dans un fauteuil médical et a amené ses chansons à leur aboutissement.

«C'est un projet qui ne marchait pas en raison des interruptions de travail, mais aussi à cause d'un manque de vision, estime Adam. Pour mon père, c'était une autre collaboration avec Patrick Leonard et il me donnait l'impression d'avoir perdu son enthousiasme pour ces chansons.»

You Want It Darker est très différent de l'album dont nous avait parlé Leonard Cohen à New York il y a deux ans - et dont le titre provisoire, nous disait-il à la blague, était alors Unpopular Solutions, une référence au précédent Popular Problems.

«Ce sont à peu près les mêmes chansons - il y en a quelques nouvelles -, mais c'est surtout une approche et un ethos entièrement différents, confie Adam. Le grand avantage que j'ai eu, c'est de savoir exactement ce qui déplaît à mon père.»

Au nom du père

Adam a toujours cru au dépouillement des premiers albums de son père, auquel il lui suggérait de revenir, mais Leonard Cohen ne voulait pas retourner dans le passé. Sur You Want It Darker, sa voix à nulle autre pareille est encore plus présente, bien servie par un accompagnement musical à la fois plus sobre et plus riche, plus acoustique que synthétique.

«Je voulais qu'on retrouve le Leonard Cohen des années 60 et 70 et celui des albums I'm Your Man et The Future, affirme Adam. Il y avait un côté intentionnellement kitsch dans la musique de mon père depuis quelque temps déjà. Quand ça s'entend dans un album, deux albums, trois albums, quatre albums, ce n'est plus un accident.

«Il y avait parfois de petites divergences entre nous, mais c'est toujours lui qui gagnait parce que c'est son album et c'est un grand maître. J'étais là uniquement pour le servir avec beaucoup de fidélité et d'amour.»

Dans le bien nommé You Want It Darker, le propos est souvent sombre et on y trouve très peu de traces de l'autodérision habituelle de Cohen. Quand, dans la chanson titre, il chante «They're lining up the prisoners/The guards are taking aim/I struggled with some demons/They were middle-class and tame», ça sonne vrai.

«Oui, ça manque un peu de blagues, mais ça semble être fort en énergie. Donc j'espère que l'effet final est plus revigorant que suffocant», nous répond par courriel Leonard Cohen.

Deux autres albums?

Jeudi dernier, Patrick Leonard a serré Adam Cohen dans ses bras et l'a félicité pour ce «disque magnifique». Les circonstances ont fait qu'il n'a pas pu réaliser You Want It Darker, mais il a tout de même composé les musiques de quatre chansons en plus d'orchestrer les cordes sur la reprise de la chanson Treaty à la toute fin du disque.

«Parce qu'il est très généreux, je pense qu'il [Leonard Cohen] a voulu tendre la main à Patrick Leonard qui avait perdu le disque», croit Adam.

Ce n'est peut-être que partie remise puisque Leonard Cohen nous confirme qu'il travaille déjà à un autre album avec Patrick Leonard dans lequel il récitera des textes sur fond de musique de chambre: «Oui, ça avance, mais, comme d'habitude, très lentement.»

Si son état de santé le lui permet, Cohen aimerait également enregistrer un autre album de chansons. Solliciterait-il encore l'aide de son fils?

«Honnêtement, je n'en ai aucune idée, répond Adam. On n'en a pas encore parlé. Mon père m'a dit en blaguant qu'il voulait faire un autre album avec moi et il m'a envoyé un lien vers une chorale masculine, russe celle-là, en ajoutant: "On devrait engager ces gars-là la prochaine fois." Mais ce qui compte le plus pour moi, c'est que You Want It Darker ne soit pas qu'un autre bon disque du vénérable Leonard Cohen adoré par la presse. Ce disque est remarquable. Écoutez-le et jugez-en par vous-même.»

Cohen sur Dylan

Jeudi dernier à Los Angeles, Leonard Cohen s'est dit flatté des éloges que lui a lancés Bob Dylan dans le magazine The New Yorker. Dylan y a comparé Cohen à Irving Berlin et a affirmé que son génie se manifestait tout autant dans sa musique que dans ses textes de chansons. Cohen n'a pas voulu commenter les propos de Dylan, mais il a affirmé que le prix Nobel de littérature qui venait de lui être attribué tenait de l'évidence: «Pour moi, c'est comme accrocher une médaille au mont Everest pour dire que c'est la plus haute montagne.»