Le saxophoniste trentenaire Kamasi Washington est l'un des rares virtuoses de sa génération par qui le jazz revient en force. Son autorité de ténorman, son talent compositionnel, ses liens tissés avec les meilleurs artistes hip-hop et électros de sa Californie natale lui confèrent une coolitude insoupçonnée sur une planète jazz en mal de nouveaux leaders. Paru l'an dernier chez Brainfeeder, son album The Epic attire les jeunes mélomanes enclins aux musiques populaires de création et les fait basculer dans le monde du jazz. À son premier passage à Montréal avec son propre ensemble, l'artiste afro-américain pourrait remplir le Métropolis ce soir. Enfin!

Comment expliquez-vous votre pouvoir fédérateur?

C'est la convergence de plusieurs facteurs. Je crois qu'un public de ma génération avait faim de musiques créatives, moins formatées, par lesquelles on peut ressentir une grande liberté. Or, le jazz peut te conduire à cette liberté. Autre facteur, je ne viens pas du jazz, j'ai grandi avec le hip-hop et les musiques de mon âge, ça se sent. Des artistes comme Kendrick Lamar, Flying Lotus ou même Snoop Dog (avec qui je suis déjà venu à Montréal) auxquels je fus associé cherchent aussi la liberté dans leur musique, car ils dérogent des musiques formatées. Par ailleurs, ces nouvelles musiques créatives sont facilement repérables sur le web, les jeunes auditoires peuvent nous repérer aisément. Que l'industrie de la musique telle qu'on l'a connue ne soit pas ouverte à notre approche n'est pas si important : quiconque peut nous trouver. 

Comment faire en sorte que le jazz puisse acquérir une nouvelle crédibilité auprès des jeunes publics?

Ma musique est jazz, mais cette lignée a des liens communs avec le hip-hop et d'autres musiques connexes. Il peut y avoir une certaine confusion autour du jazz, cette forme peut sembler plus âpre aux amateurs de musiques populaires et ainsi souffrir d'une image négative. On comprendra que les artistes les plus populaires de l'heure n'ont pas grand-chose à voir avec le jazz, alors qu'autrefois, dans les années 40, 50 et 60, tant de chanteurs pop étaient des fans de jazz ou même travaillaient avec des musiciens de jazz. Or, aujourd'hui, certains artistes hip-hop, R & B ou même de la scène électronique aiment le jazz et en intègrent des éléments pour les mettre en valeur. La liberté et la profondeur du jazz peuvent alors être ressenties par le public de ces artistes populaires. Ces éléments redeviennent cool aux oreilles de jeunes fans de musique. À ce titre, je ne suis pas le seul à contribuer, je pense entre autres à des musiciens comme Robert Glasper, Terrace Martin, Kris Bowers, Christian Scott, Ambrose Akinmusire, etc. 

Quelle est votre relation avec la tradition jazzistique?

Toutes les musiques reposent sur des traditions, des fondements historiques, la mienne aussi. Mais je me vois faire une musique d'aujourd'hui. Je ne peux jouer la musique d'une époque où je n'étais pas là! Ce que je suis aujourd'hui est forcément différent des époques antérieures. Dans les années 50 et 60, l'âge d'or du jazz moderne et l'arrivée du free se sont produits dans un monde différent du nôtre. Bien sûr, ces musiques ont certainement eu un impact sur ma musique, mais elles ne me définissent pas ici et maintenant. Aussi, les musiques du passé qui me définissent ne sont pas exclusivement jazz: j'écoute régulièrement de la musique classique des siècles précédents, cela fait aussi partie de mon imaginaire. Ma musique provient de l'expérience vécue à travers mon propre patrimoine, il en sera de même pour les musiciens des générations subséquentes à la mienne. 

Quelles sont d'après vous les caractéristiques propres à votre musique?

Une de mes habiletés consiste à fusionner différents styles dans un seul. Les influences hip-hop, R & B et funk, par exemple, se fondent dans le jazz contemporain de ma musique, même si cela ne semble pas si évident de prime abord. La façon dont joue mon ensemble s'inspire aussi de ce mélange: langage musical, phrasés mélodiques, enchaînements harmoniques, chant, paroles, rythmes. Nous n'utilisons pas de platines ou d'instruments électroniques typiques du hip-hop, mais ça se ressent dans notre musique et c'est ce qui rend notre jazz différent de celui des époques antérieures à la nôtre. Sur scène, cela s'entend d'autant plus et ça se traduit différemment à chaque concert. 

Quelle sera la configuration de votre ensemble à Montréal?

La majorité de mes concerts sont donnés à huit musiciens. Cela peut parfois monter jusqu'à 13, cela peut être moins quand je désire présenter des musiques comportant plus d'espace et de latitude dans l'improvisation. À Montréal, je pense venir avec Tony Austin, batterie, Leon Mobley, percussions, Miles Mosley, basses, Brandon Coleman, claviers, Patrice Quinn, chant, Ryan Porter, trombone, mon père Rickey Washington, saxophone soprano et flûte. Mon ensemble et moi retournons en studio très bientôt. J'ai des idées neuves pour différents types de sections, au-delà des cordes et des choeurs de The Epic. J'essaierai de faire évoluer le langage compositionnel et aussi les textures orchestrales de ma musique. Cela ne sera pas identique... ça pourrait être encore plus gros!

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Ce soir, 20 h, au Métropolis.

Les collaborations de Kamasi Washington

Kendrick Lamar

Pour le rapper surdoué Kendrick Lamar, il a signé les arrangements de la pièce Mortal Man de l'album To Pimp a Butterfly.

Flying Lotus

Pour l'excellent album Your Dead du compositeur et réalisateur californien Flying Lotus, paru chez Warp en 2014, il a cosigné la pièce Cold Dead. Il a aussi participé à d'autres expériences avec le fondateur du label Brainfeeder auquel il est associé.

Terrace Martin

Avec le multi-instrumentiste et superbe beatmaker Terrace Martin, il a participé à l'album Velvet Portraits de ce dernier, dont il sera bientôt question au Festival international de jazz de Montréal.

Robert Glasper

Kamasi fait partie de ce club sélect qui fonde les cultures jazz et hip-hop/R&B; il monte régulièrement sur scène avec ses collègues Terrace Martin et Robert Glasper.

Gretchen Parlato

Avec la très inspirée chanteuse Gretchen Parlato, dont le père fut jadis bassiste chez Frank Zappa, Kamasi Washington a participé à un magnifique concert en hommage au guitariste Kenny Burrell.

PHOTO ARCHIVES LE SOLEIL

Kendrick Lamar