Le répertoire multilingue d'Orkestar Kriminal évoque la délinquance des années 20, 30 ou 40. Qu'il fût balkanique, maghrébin, asiatique ou latino-américain, tout un répertoire chansonnier témoignait alors de ces pauvres gens contraints à la prostitution, au trafic ou à la consommation illégale de narcotiques. Voilà l'étonnant corpus de cette formation d'ici, dont le premier album a pour titre Tummel, soit «chaos» en yiddish.

Giselle Webber est la louve alpha de la meute Orkestar Kriminal. Instinctive, très intelligente, très douée. Déjantée? Assurément. Le genre d'artiste dont on admire le déséquilibre dans l'expression.

On l'a connue dans les années 2000, alors que le son montréalais surfait sur toutes les vagues indies. Après avoir fait dans le punk ado à Toronto où elle avait vécu son adolescence, cette native de Halifax, élevée aussi à Vancouver, a fait comme tant de jeunes artistes anglos venus à Montréal: s'inscrire à McGill pour finalement se consacrer à la musique.

La chanteuse fut la figure de proue des groupes The Hot Springs et Gigi French. Elle a aussi traversé des périodes troubles avant de trouver un certain équilibre dans les Laurentides, soit à Saint-Faustin, où elle vit paisiblement avec son enfant et son mari groenlandais.

«J'ai une certaine faiblesse, confie-t-elle... Il est donc mieux pour moi de vivre à la campagne. L'accès à l'alcool y est limité, le dépanneur est loin de ma maison où je peux composer et enregistrer. Ça sonne super bien ! Et puis je suis une maman, donc...»

Giselle Webber rappelle que la naissance de cet Orkestar Kriminal, ensemble à géométrie variable (jusqu'à 12 participants l'incluant), fut on ne peut plus spontanée.

«En septembre 2012, mes amis musiciens et moi voulions assister à plusieurs concerts de Pop Montréal, nous cherchions le moyen d'obtenir des entrées gratuites. Dan Seligman [le directeur artistique de Pop] nous avait échangé des passes contre un spectacle de notre cru.» 

«Nous avions alors réuni ce groupe de 12 musiciens, juste une semaine avant le festival. Nous en avions aimé le son, c'est devenu un vrai groupe.»

Rapidité d'absorption et d'exécution, impro, voilà autant de caractéristiques d'Orkestar Kriminal, dont l'album Tummel fut réalisé l'an dernier par le renommé Howard Bilerman au non moins renommé studio Hotel2Tango, ce qui valut à cet enregistrement d'être consacré «album roots de l'année» au GAMIQ 2015.

«Les musiciens de ce groupe sont super doués, affirme Giselle Webber. Très vite, ils peuvent assimiler un style et aussi improviser autour des thèmes de chaque chanson. Souvent, ça sonne comme si nous avions longtemps répété.»

Au-delà du klezmer

Qu'on ne s'y méprenne, prévient la chanteuse, Orkestar Kriminal n'est ni un groupe juif ni un groupe klezmer comme on pourrait le supposer aux premières écoutes.

«On compte des juifs dans la formation (dont moi-même puisque j'ai un parent juif), mais cela n'en est pas l'identité première. À cause de nos origines, certains d'entre nous avons une sensibilité pour la musique klezmer, mais cela ne représente pas pour nous un objectif unique. De fil en aiguille, nous avons quand même attiré d'excellents musiciens de style klezmer; notre clarinettiste israélien et notre guitariste américain sont respectés au sein de cette communauté. Bien sûr, nous connaissons de mieux en mieux ce style et son orchestration.»

Effectivement, Orkestar Kriminal s'inspire de l'instrumentation acoustique typique du klezmer, sans pour autant vouloir en dupliquer les règles.

«Nous jouons souvent à 12, mais la formation peut se réduire à 8, 4 ou même 3 musiciens. Nous aimons que cela reste acoustique et mobile, car nous pouvons jouer partout: dans les parcs, dans la rue, dans le métro...»

De surcroît, le répertoire de cet Orkestar Kriminal déborde largement celui des musiques juives ou tziganes.

«Ça a commencé avec une base d'Europe de l'Est (Moldavie, Ukraine, etc.), après quoi nous avons interprété des chansons du Mexique, de Russie, de Grèce, d'Argentine, du Maroc, du Cambodge ou du Viêtnam. Nous pigeons dans ce très vaste répertoire des années 20, 30 ou 40 (sauf l'anglais ou le français), car il est du domaine public libre de droits. Ainsi, nous reprenons les narcocorridors mexicains, les rebetika grecques ou encore de vieilles chansons turques faisant état du trafic de drogue et de l'addiction aux narcotiques ou à l'alcool.»

Répertoire multilingue

Polyglotte, Giselle Webber interprète ce répertoire qui compte huit langues, en plus d'en parler quatre couramment.

«Chaque langue, soulève-t-elle, est une voie d'exploration pour le chant. Ça ajoute de nouvelles touches, de nouvelles inflexions à la voix. Ainsi, je chante les accros, les putes, ces Juives ukrainiennes devenues esclaves du sexe en Argentine. Fait intéressant, toutes ces chansons ne font pas la promotion du crime (comme ça se passe souvent dans le hip-hop), mais en évoquent plutôt la condition, la souffrance et aussi les moments festifs. Partout dans le monde, ces sujets étaient récurrents entre les deux guerres mondiales. Vu la pauvreté généralisée, plusieurs étaient menés à faire un peu n'importe quoi pour survivre.»

Six ou sept décennies plus tard? Lumière au bout du... Tummel.

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Lancement de l'album Tummel en format vinyle et concert d'Orkestar Kriminal à La Vitrola, ce soir, à 20 h.