Un beau jour que son mari lui demandait pour la énième fois comment elle faisait pour écrire des textes de chansons, elle qui ne lit à peu près rien, Béatrice Martin lui a répondu: «J'ai écouté beaucoup de chansons, je sais ce que c'est. J'aime Leonard Cohen comme j'aime Stromae et j'aime Brel. J'ai écouté beaucoup de musique pop aussi. Tout ça a fait de moi ce que je suis aujourd'hui.»

Comme elle le chante dans The Way Back Home, une chanson du nouvel album de Coeur de pirate qu'elle dédiait à sa fille Romy en spectacle, Béatrice a longtemps vécu à travers les chansons qu'elle écoutait. Elle a fait sienne la réplique de Rob, le fana de musique du film High Fidelity qui disait en substance qu'on craint que les enfants jouent avec des fusils et soient entraînés dans une spirale de violence alors qu'on devrait se préoccuper de l'effet qu'ont sur eux des milliers de chansons sur l'échec amoureux et le rejet.

«Il y a un sentiment assez fort qui vient te chercher quand un band dit exactement ce que tu ressens, explique la jeune femme attablée au restaurant où elle enfile les interviews. C'est un peu ça que j'ai fait toute ma vie. Je me voyais dans ces chansons-là. C'est ce qui forme la personne que je suis aujourd'hui.»

De toute évidence, Béatrice Martin est plus sereine à 25 ans. «Mais j'ai encore mes insécurités», ajoute celle qui, depuis son premier album qui l'a consacrée ici et en Europe, a vécu en mode accéléré.

«D'avoir grandi dans l'oeil du public, c'est intense. Je m'en suis bien sortie mais il faut avoir une bonne structure autour de soi. Aujourd'hui, je dois ma stabilité à ma fille et à tout ce qui s'est passé avant. D'avoir vécu tout ça me permet aujourd'hui d'en parler plus naturellement et c'est pour ça que cet album en parle aussi.»

Les moments de solitude

Dans les deux premiers albums de Coeur de pirate, elle concentrait toute son énergie sur des gens qui lui avaient fait du mal, comme si elle voulait se venger. Aujourd'hui, elle se rend compte qu'elle n'a pas beaucoup parlé de ce qu'elle vivait vraiment, dont les moments de solitude qui ont été son lot en tournée.

«J'avais mon band, oui, mais tu joues devant 20 000 personnes et ensuite tu es toute seule dans ta loge. Puis tu reprends la route pendant six heures, tu rejoues devant 4000 personnes et tu te retrouves encore toute seule. Ça fait quoi, ça, sur un cerveau, sur un coeur? J'avais l'impression que personne ne pouvait vraiment me comprendre là-dedans.»

D'autant plus qu'à peine sortie de l'adolescence, Béatrice Martin n'avait pas beaucoup d'expérience de vie: «J'étais la fille qui allait à l'école, qui faisait ses affaires de fille normale et qui n'avait pas d'ami et, tout à coup, tout le monde voulait me parler. Même pendant les interviews, je ne savais pas quoi dire: tout ce que je dis, c'est en chanson et là, mon Dieu, vous voulez savoir ce qui s'est passé dans ma vie avant? Ce n'était pas super intéressant.»

Elle s'est attachée à des gens qui, pensait-elle, l'aideraient à se retrouver, mais qui, au contraire, l'ont usée: «Carry On parle justement de partir d'une relation toxique pour arriver à un truc plus stable, d'avoir assez d'amour-propre et d'amour autour de soi pour passer à autre chose. C'est pas des choses que j'aurais pu écrire il y a trois ou quatre ans.»



Comme elle n'aurait sans doute pas pu pondre Undone, qu'elle considère comme sa première véritable chanson d'amour: «Je l'ai écrite pour mon mari. En fait, c'est un peu ce que je lui ai dit quand on a commencé à sortir ensemble: «Il faut que tu m'acceptes comme je suis, je ne suis pas un produit fini, j'ai beaucoup de problèmes.»»

Elle part à rire puis ajoute aussitôt: «Mais il m'aide beaucoup.»

Si ses nouvelles chansons sont un peu plus positives, Béatrice Martin ne cache pas que ses musiques respirent la mélancolie. «Je suis très dans les contrastes et les contraires, je suis une grande fan de la progression mineur-majeur. Dans The Way Back Home, le couplet, en mineur, est plus difficile, mais le refrain apporte une lueur d'espoir.»

Écrire en anglais

Sept des onze chansons de Roses sont en anglais. «C'est typiquement Montréal, répond-elle en riant. Je ne me sens pas limitée. Je suis bilingue à la base, je parle anglais depuis que je suis née.»

Ce n'est pas d'hier non plus qu'elle écrit dans la langue de Lana Del Rey des chansons qu'elle n'osait pas enregistrer. Pourtant, la très belle Oceans Brawl, qu'elle a écrite en contemplant le Pacifique à Tofino, est l'unique titre de l'album qui ne soit pas récent.

A-t-elle toujours voulu se lancer à la conquête du marché international anglophone?

«Non, c'est juste maintenant que j'y pense un peu plus, répond-elle spontanément. J'ai donné des shows aux États-Unis et les gens me disaient qu'ils devaient aller sur Google Translate pour comprendre ce que je chantais. J'ai également des fans au Brésil, en Allemagne et j'avais envie de leur donner un truc un peu plus direct.»

N'empêche, elle était habitée par le doute: «En français, je sais que j'écris correctement, et si ça ne plaît pas à tout le monde, ce n'est pas très grave. En anglais, je ne savais pas si ça allait fonctionner, mais mon ami Tim Fletcher, qui était le chanteur des Stills, a lu mes textes et il m'a dit que ça marchait. Puis quand Björn et les autres ont accepté mes maquettes, je me suis dit que ça voulait peut-être dire que j'étais capable de le faire.»

Le Suédois Björn Yttling et les deux autres réalisateurs qui ont travaillé sur Roses, les Britanniques Ash Workman et Rob Ellis, savaient peu de choses de Coeur de pirate. «Je prenais un certain risque et il fallait que je me prépare à essuyer un refus. Mais ils ont dit oui et c'était cool. Il y a des sons de synthétiseurs qui reviennent dans les trucs de Björn comme dans les trucs d'Ash. Rob était un petit peu plus organique. Et d'avoir des réalisateurs qui travaillent avec des femmes depuis toujours - Cold Specks, Anna Calvi, Lykke Li, PJ Harvey... - c'était rassurant.»

Les albums bilingues ne sont pas monnaie courante, mais Béatrice sait qu'en France, ça ne posera pas de problème. «Je ne sais pas comment les gens vont recevoir ça ici [au Québec], mais j'ai quand même pas mal de chansons en français sur l'album et ce sont mes meilleures chansons», affirme-t-elle.

Sa chanson préférée, Crier tout bas, ne détonnerait pas dans la bouche de Céline Dion, lui fait-on remarquer. Étonnée sur le coup, Béatrice Martin acquiesce puis elle se fend d'un grand sourire ravi.

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POP. Coeur de pirate. Roses. Dare To Care. En vente le 28 août.