Sans domicile fixe, sans culture fixe, sans références fixes. D'où sort ce chanteur à l'expression fébrile, voire spasmodique? Britannique d'origine ghanéenne, Benjamin Clementine méduse, renverse, capte l'attention du public européen, surtout français.

C'est d'ailleurs Universal France qui orchestre cette interview, c'est à Paris qu'il a trouvé son agent et son premier contrat d'enregistrement.

«Je suis partout», répond ce farouche interlocuteur, joint à Paris. Le grésillement de la ligne téléphonique nous le rend d'autant plus insaisissable. On va faire avec, sans pouvoir déterminer clairement s'il se la joue ou si ses propos révèlent un artiste d'envergure. Chose certaine, plusieurs croient fermement à cette envergure!

Troubadour souterrain

Mi-vingtaine, l'auteur, compositeur et interprète atypique (un euphémisme) provient de la périphérie londonienne. Sa famille vient du Ghana, mais cette origine n'est pas prééminente dans la construction de son personnage, sauf la couleur de sa peau.

Encouragé par ses parents à mener de bonnes études, il préfère se construire une cabane imaginaire dans laquelle il s'enferme afin d'y lire William Blake, y saisir les élans de Nina Simone, y écouter les musiciens impressionnistes, y priser la poésie chantée de Léo Ferré ou de Georges Brassens.

Au tournant de la vingtaine, racontent ses profils biographiques et médias spécialisés (notamment les Inrocks), il déserte un environnement familial qui désapprouve ses velléités artistiques. Dès l'automne 2011, il traverse la Manche, se rend à Paris, traîne dans les rues et dans ses stations de métro. Après des mois à manger son pain noir, le chanteur est finalement repéré par les passants qui remplissent son chapeau avant qu'il ne devienne la sensation de soirées privées.

Cette condition de troubadour souterrain s'avère le ferment d'un buzz, d'un mythe naissant. Benjamin Clementine est d'ores et déjà un chouchou de la branchouille hexagonale. Il multiplie les engagements au club Le Baron, puis au café Carmen où il met sur le cul le directeur artistique de Barclay (un des labels Universal), qui n'hésite pas à le mettre sous contrat.

Son premier maxi est lancé à l'été 2013. L'automne suivant, il fait boum à Londres, particulièrement à l'émission Later With Jools Holland où il croise un Paul McCartney admiratif à son endroit.

Une circulation intense de son minuscule répertoire s'ensuit sur Spotify et autres plateformes d'écoute en continu. À partir de là, il peut remplir aisément des salles françaises, dont la Cigale de Paris. Il visite Montréal en juillet 2014, se produit au Club Soda où plusieurs connaissent déjà son histoire.

Chansons nues

Nous voilà en mars 2015, Benjamin Clementine lance l'album At Least For Now et s'adresse à la presse francophone d'Amérique. Les années passées en France ne l'ont pas conduit à parler français, note-t-on. D'un accent britannique bien appuyé, il relate d'abord l'enregistrement de cet opus:

«Je me suis rendu à Londres il y a un an et demi, j'y ai rencontré Jonathan Quarmby qui est ingénieur de son et réalisateur d'albums. J'ai pu gagner sa confiance et proposer ma propre affaire. J'ai voulu que ces chansons soient nues, crûment interprétées. Je voulais créer cette impression de m'adresser personnellement à chaque auditeur. J'ai enregistré 17 chansons, j'en ai choisi 11 qui me semblaient plus appropriées pour être réunies dans cet album.»

Ainsi, Benjamin Clementine s'accompagne au piano, autour duquel on greffe une section rythmique plutôt discrète et un ensemble de cordes. Et comment cela se transpose-t-il sur scène?

«Je peux jouer cet album de différentes façons. Tout dépend du contexte et du budget qui m'est alloué. J'estime même être capable d'interpréter ces chansons a cappella. J'essaie d'abord de rester fidèle à une chanson, c'est tout. On peut y ajouter de nouvelles notes, mais chaque version ne doit pas en changer la nature originelle. C'est toujours la même chanson.»

À l'évidence, Benjamin Clementine préfère la surcharge émotionnelle à l'instrumentale.

«J'ai la chance de pouvoir exprimer ces textes en m'accompagnant au piano. Je suis heureux d'en jouer, j'ai certaines compétences, mais... ce que j'ai à dire m'importe davantage. Mes textes révèlent ce que je suis, j'essaie d'écrire du mieux que je peux avec toute l'admiration que j'ai pour les grands poètes, tels William Blake et Léo Ferré.»

La musique des mots

Peu enclin à suivre quelques règles d'écriture chansonnière, Benjamin Clementine ne cherche pas à faire des rimes de même longueur afin qu'elles s'insèrent dans une rythmique continue. Il cherche plutôt la musique des mots.

«Les rimes ne sont qu'un moyen parmi d'autres pour y parvenir, pose-t-il. Bien sûr, elles sont efficaces pour mémoriser une chanson... Personnellement, je suis plus attiré par le sens des mots que par le refrain d'une chanson. Je ne pense pas à la manière dont j'écris, je n'en planifie pas le contenu. Ce qui sort d'abord de moi vient de l'inconscient.»

Dans la même optique, il n'a que faire de l'identité culturelle.

«Je ne peux empêcher quiconque de trouver du Fela Kuti dans ma musique parce je suis de race noire. Je ne peux dicter les perceptions, je ne peux dire à personne comment réfléchir. Tout ce que je peux affirmer, c'est que ma musique vient tout droit de ma propre existence, de tout ce qui la compose. Je ne suis pas conscient de mes influences musicales, je ne suis pas non plus en train de défier les catégories. Je n'y pense tout simplement pas.»

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CHANSON. BENJAMIN CLEMENTINE. At Least For Now. Barclay.