De Rufus Reid, contrebassiste émérite qu'on associe à la haute performance jazzistique, on ne s'attendait pas qu'il produise une oeuvre pour big band de cette envergure, oeuvre à l'intersection du jazz contemporain et de la musique de chambre conçue au troisième millénaire.

Le septuagénaire new-yorkais et sa charmante épouse accueillent le journaliste à l'hôtel où ils viennent à peine de débarquer. On fait face à un homme grand, costaud, calme, souriant, un modèle de courtoisie.

Ce qu'il a présenté hier à L'Astral est le plus ambitieux projet du festival Jazz en rafale que mène Alain Bédard, contrebassiste, producteur et copropriétaire du label Effendi. Rufus Reid sera à la barre du Jazzlab, ensemble montréalais à géométrie variable, cette fois transformé en grand ensemble de 20 musiciens, pour ainsi porter les musiques de l'album Quiet Pride - The Elizabeth Catlett Project, sélectionné cette année pour deux trophées Grammy.

«Pour certaines raisons, estime le musicien, ma musique est jouée et aimée: j'imagine qu'on s'y intéresse d'abord pour ma réputation de contrebassiste... et on s'étonne finalement d'écouter des oeuvres de cette nature et de ce niveau. On ne m'associe pas spontanément à ce type de musique, ce que je considère comme un compliment à mon endroit!»

Par «ce type de musique», Rufus Reid entend une approche très actuelle pour grand orchestre.

Un privilège

«Entre les musiques contemporaines écrites et improvisées, la ligne est devenue beaucoup plus fine qu'autrefois. J'avais cette musique en tête depuis longtemps, et je ne savais pas comment la faire émerger. Ce qui s'est finalement produit. Enfin... j'estime que ça a commencé à se produire et je m'estime très chanceux que cela puisse intéresser des mélomanes, car des milliers de compositeurs n'ont pas ce privilège.»

Tout a commencé avec un atelier de composition mené par le pianiste, compositeur et arrangeur Jim McNeely, auquel participait Rufus Reid. Jusque-là, il était considéré comme l'un des meilleurs contrebassistes aux États-Unis, pour ne pas dire de la planète jazz entière.

«Je n'avais jamais étudié la composition. Avec Jim, ce fut super! Il m'a vraiment sorti de ma zone de confort. Plus tard, j'ai obtenu une bourse afin de composer pour un grand ensemble. Au début du projet, soit en 2006, j'avais en main un livre d'art sur les oeuvres de jeunesse de l'artiste Elizabeth Catlett. Je fus inspiré par ses lignes et ses formes à la fois claires et abstraites, les différentes humeurs qu'inspirent ses oeuvres - tendresse maternelle, séduction, conflit, agressivité, colère... 

«Trois ans plus tard, j'ai pu faire sa rencontre et lui faire écouter ce que j'avais composé en m'inspirant de son travail. J'en étais encore au stade préliminaire, mais elle avait eu une bonne idée de ce que cette musique était en train de devenir. J'aurais vraiment aimé qu'elle entende le produit final!»

Une connexion avec l'art visuel

Née en 1915 à Washington, Elizabeth Catlett est morte au Mexique il y a trois ans. De l'avis de notre interviewé, elle fut l'une des plus grandes sculptrices et plasticiennes issues de l'Amérique noire. Son travail oscillait entre l'abstraction moderne et des préoccupations sociales fondées sur la réalité afro-américaine.

«Il y a quelques années, raconte Rufus Reid, on a joué ma musique dans un amphithéâtre de Bâton-Rouge, en Louisiane. Dans le même édifice de cette salle de concert se trouvait une galerie d'art qui présentait 17 de ses oeuvres extraordinaires. J'ai alors réalisé pleinement le potentiel d'une connexion entre le monde de la musique et celui des arts visuels.»

Ainsi, Rufus Reid composa six pièces pour big band s'inscrivant dans la mouvance actuelle. On pense notamment à l'orchestre de Maria Schneider, de qui le contrebassiste est proche, ou encore aux oeuvres de Jim McNeely, qu'il décrit comme son «gourou de la composition».

Pour les séances de studio qui l'ont mené à la production d'un album sous étiquette Motema Music, lancé l'an dernier, le contrebassiste a travaillé de concert avec la chanteuse Charenee Wade, le batteur Herlin Riley, le pianiste Steve Allee, le guitariste Vic Juris, les trompettistes Tim Hagans, Ingrid Jensen, Freddie Hendrix et Tanya Darby, les saxophonistes-clarinettistes Steve Wilson, Erica von Kleist, Tom Christensen, Carl Maraghi et Scott Robinson, les trombonistes Dave Taylor, Ryan Keberle, Michael Dease et Jason Jackson, les cornistes John Clark et Vincent Chancey.

Selon Rufus Reid

«Avec sensiblement le même personnel, raconte Rufus Reid, nous avons joué quatre soirs au Jazz Standard (dans Manhattan), il y a quelques semaines. Ce fut fabuleux! En septembre dernier, nous avions fait de même au David Rubinstein Atrium du Lincoln Center, très bel espace où l'on pouvait projeter les images des oeuvres d'Elizabeth Catlett pendant le concert.»

À Montréal, le personnel sera totalement différent, sauf le principal intéressé. Transformé en big band contemporain, le Jazzlab sera le véhicule de cette musique et l'occasion pour d'excellents musiciens d'ici de la transcender - sous la direction de Joe Sullivan, l'ensemble regroupera entre autres Carole Therrien, Jean-Nicolas Trottier, Samuel Blais, John Roney, Alexandre Côté, Jacques Kuba Séguin, etc. On raconte que Rufus Reid a été agréablement surpris du niveau des interprètes.

«Je suis très motivé à faire connaître cette musique à travers différents ensembles comme celui de Montréal.»

«J'ai fait en sorte que les partitions et les consignes soient limpides, afin que le résultat soit probant partout où cette musique sera jouée par des ensembles professionnels ou universitaires.

«Et... non, ce n'est pas le big band de Rufus Reid. C'est le son de big band selon Rufus Reid.»