Jérôme Minière multiplie les albums et les projets, quand bien même trouve-t-il ce monde encombré et déroutant. Mais comme il l'écrit, pour souligner cette atomisation vécue par tous, on a l'ego Lego, le coeur IKEA et il est urgent de se rassembler malgré tout.

«Vous avez bien saisi le personnage, nous répond-il lorsque nous lui disons qu'il a la création aussi régulière qu'un Woody Allen. C'est ma façon de vivre, c'est une nécessité pour moi. Après ça, il y a d'autres considérations. Économiquement, c'est de plus en plus difficile de garder le métier de musicien, il y a une forme de survie là-dedans, car je veux garder ce métier, cet artisanat.»

Ainsi, il collabore à d'autres albums, fait la musique de pièces de théâtre (celles de Denis Marleau, notamment), de films, de spectacles de danse, réalise des courts métrages (le cinéma a été sa première passion) et il a publié l'an dernier son premier livre, L'enfance de l'art (chez XYZ).

L'album Une île est né de cette agitation. En fait, il est né du spectacle Le mini-show présenté à l'Usine C le printemps dernier, qui mêlait chansons, arts visuels et lecture, spectacle lui-même inspiré de l'expérience d'Autoplayback, en 2009.

Les chansons du disque Une île ont été créées rapidement et enregistrées tout aussi rapidement. Mais chassez le naturel et il revient au galop, admet-il.

«Après huit ou dix albums, on prend des plis. Au début, je n'osais pas toucher à la matière de ces enregistrements. Puis, j'ai repris les pistes et j'ai commencé à jouer dedans. J'ai fait les voix, les arrangements, mais j'avais le sentiment de m'être perdu, d'être revenu à mes vieilles habitudes et de détruire ce qu'on avait fait au départ. Mais sur le dernier droit, tout a débloqué en deux semaines. J'ai retrouvé l'esprit initial du Mini-show et, sur certaines chansons, j'ai enlevé la moitié de ce que j'avais ajouté; sur d'autres, je suis même revenu au point de départ. C'était intéressant comme expérience.»

L'album de l'intranquillité

Au final, ça demeure quand même du Minière tout craché, qui nous parle de notre temps effréné (Appuyer sur stop), du fait qu'on télécharge des musiques qu'on n'écoute pas (Postmoderne), des gourous (Thérapie), des amis qui font fuir l'ennui (L'ennui), des entreprises qui font des trous dans nos villages (Ressources minières), de nos illusions perdues en mille dispersions (Ego Lego), toujours dans cette critique empreinte de compassion pour l'animal à deux pattes absurdement branché que nous sommes, affolé dans une époque affolante. 

Minière, c'est un peu pour les angoissés au coeur tendre, à qui il rappelle que L'amour ça s'apprend pas par coeur, premier extrait officiel de l'album.

«À 42 ans, je suis maintenant capable d'assumer mon côté anxieux, qui a toujours transparu de tout bord dans tout ce que j'ai fait. Il n'est plus question que je cache ça. Je l'ai caché souvent par de grands sourires - c'est normal, c'est de la pudeur -, mais j'ai beaucoup de peurs en moi et c'est peut-être pour ça que j'ai une frénésie créative. Je dois créer pour dépasser ça.»

Seul le texte de la première chanson, Je ne suis pas pressé, n'est pas de lui, mais du grand écrivain portugais Fernando Pessoa, avec qui il partage le goût de la multiplicité. 

«Je me retrouve beaucoup en lui. C'est un compagnon depuis longtemps. C'est une personne ordinaire en surface, mais il a quand même écrit ce livre incroyable il y a environ un siècle, Le livre de l'intranquillité. Surtout cette idée qu'il a des hétéronymes et qu'il soit capable de donner plusieurs points de vue contradictoires. J'aime quand il est dans l'épure, la simplicité.»

«Je ne suis pas pressé, c'est un texte qui enfonce des portes ouvertes, mais cette porte ouverte est tellement évidente qu'on ne la voit jamais. Cette idée qu'on ne peut jamais dépasser son ombre, mais on fait comme si, alors pourquoi se presser?», demande-t-il

Accélération de nos vies

Tout le monde sera d'accord, ça va trop vite, «nous sommes si malhabiles dans nos vies, dans nos villes», et il n'y a pas de «télécommande de l'existence» pour faire une pause, comme Minière l'écrit.

«Je pense que c'est global, cette accélération considérable de nos vies. On est bombardé de stimuli, d'informations, on a de la difficulté à digérer tout ça, on se retrouve à devoir faire le tri ou à créer des espaces de pause, parce que sinon, trop, c'est comme pas assez. 

«J'en parlais avec Monique Giroux, du fait qu'il est difficile maintenant de vivre les chansons. Une chanson, c'est comme un compagnon: il faut passer du temps et vivre certaines choses avec elle. Mais ça demande un effort conscient maintenant, parce qu'on peut écouter 500 chansons par jour. Ma crainte, c'est que les trois quarts des chansons qui sont faites en ce moment soient orphelines. 

 Ce rituel de l'attente, du désir d'un album, c'est comme une métaphore amoureuse, mais c'est comme si la musique était maintenant déshabillée. Tout le temps dévoilée, d'un clic. Je trouve ça assez violent.»

Pour en revenir au titre de l'album, croit-il en cet adage que «nul n'est une île», quand il écrit: «Il faut qu'on s'rassemble/À nouveau faire quelque chose ensemble» ? «L'île, c'est chacune de nos solitudes, le fait qu'on ne peut pas sortir de nous-mêmes, de notre conscience, de notre corps, mais le fait aussi qu'on a besoin d'être ensemble, c'est vrai.»

Sortie aujourd'hui (mardi); lancement ce soir à 18h à la Quincaillerie

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