Nous nous étions rencontrés il y a exactement 10 ans, pour son spectacle Comme une odeur de muscle, et, en dépit de son frêle gabarit, nous l'avions baptisé «l'homme fort du conte». Depuis, les succès et les réussites de Fred Pellerin sont innombrables, mais le gars, lui, n'a pas changé d'un iota. Bien sûr, il n'a pas cessé d'évoluer artistiquement, mais l'authenticité est demeurée intacte.

Rien ne semble avoir changé en lui, et pourtant, Fred Pellerin est passé du statut de conteur populaire à celui de véritable star, au Québec et en France. Même ceux qui avaient en horreur le folklore, le folk ou le «trad» ont fini par se rallier à son talent irrésistible. La preuve en est que la tournée de son spectacle De peigne et de misère a affiché complet dès le début.

«C'est fou raide, reconnaît-il. Mais ce que je racontais, ça reste ce que je raconte aujourd'hui et ce que je chantais, c'est ce que je chante aujourd'hui. Ça n'a pas pris de flashs et d'effets spéciaux. Que je joue à la Place des Arts ou au Grand Théâtre à Québec, ça reste ma chaise, ma guitare, mon accordéon. Ça n'a pas été dénaturé. Et je n'ai jamais eu à faire de compromis. Je n'en aurais pas fait de toute façon.

«On est à 280 représentations, c'est complet partout, des mois à l'avance. Il y a un engouement et une folie, mais ce n'est pas moi qu'on voit le plus à la télé et dans les journaux. C'est volontaire. On refuse plein d'affaires pour ne pas être surexposés.»

Les moulins tournent

Parlons-en, de ce côté prolifique. Les spectacles, le cinéma, la musique, les livres, son implication à Saint-Élie-de-Caxton et son rôle de père de trois enfants. Comment fait-il?

Cela tient beaucoup au titre de ce nouvel album, Plus tard qu'on pense, qui crée en lui un sentiment d'urgence, et qu'on peut lire tant sur le plan personnel que national, Pellerin ayant toujours été associé à l'image de la survivance d'un peuple.

Un album auquel ont collaboré l'ami et voisin Jeannot Bournival (à la réalisation et aux arrangements), René Richard Cyr, Jocelyn et Léon Bigras, David Portelance, Stephen Faulkner, Manu Trudel et Mélanie Noël aux textes, avec la superbe reprise de Le grand cerf-volant de Gilles Vigneault, et la traduction d'un succès... de Tom Waits!

«Je ne dis pas qu'il est trop tard, mais il est plus tard qu'on pense. Ça fait plein de craintes et, en même temps, ça fouette sur plein d'affaires. Je vois mes enfants qui grandissent, ma grande fille a 9 ans, ça veut dire que j'ai 9 ans de plus et, éventuellement, 9 ans de moins. Quand tu mets le temps dans un enfant, tu as une mesure.»

Pour lui, tous ces projets sont comme «des moulins qui virent tout le temps», et malgré ça, il sait se «donner du lousse». «Cet album, ça fait un an et demi qu'il est sur le rond de poêle. C'est pratiquement un mois et demi par toune. Jeannot et moi, on travaille toujours avec du slack. Des fois, on est en studio pendant quatre heures et on ne touche pas à nos guitares. On jase. J'ai trouvé une façon de rentabiliser mon temps de tournée. Sur la route, l'ordi est toujours ouvert, et chez nous, je tire la plogue.»

Retombées collectives

Mais sa plus grande réussite, qui lui procure une «double jouissance», c'est les retombées de son travail sur l'art du conte, son «souffle principal», et sur son village. «Toutes ces invitations, c'est une grande victoire pour le conte. Que l'OSM m'appelle pour collaborer, moi, je n'aurais jamais osé appeler ces gens-là! Je me dis qu'il y a erreur sur la personne, mais ça a un effet hallucinant sur le conte. Cet art trad, populaire, folklorisé, rangé dans les archives, c'est en fait quelque chose qui peut être actualisé, d'une réalité qui est nôtre, qui peut se colletailler avec la symphonie.»

«Mon Mille après mille, j'ai pu le chanter avec Céline Dion, Francis Cabrel est venu se promener à Saint-Élie, tout ça se peut! Après ça, les retombées sur Saint-Élie, c'est immense pour moi. Ce n'est pas qu'une affaire artistique, c'est un projet collectif, ça donne du sens à ce que je fais.»

Sans tournée et sans jouer à la radio, ses albums se vendent comme des petits pains chauds. «J'ai la régularité du conte, mais pas la régularité de la chanson. J'ai quatre disques de sortis et on est rendu à 200 000 exemplaires vendus. C'est ça que je dis quand je parle de mes deux étages de jouissance... Ça se peut! Le conte et la chanson ne se chicanent pas. Il y a un cercle chromatique émotif; le conte y trouve une partie, une partie ne va pas avec le conte. La chanson me permet d'aller chercher quelque chose que je ne peux pas aller chercher avec le conte. Ça se complète bien.»

Chansons commentées par Pellerin

PLUS TARD QU'ON PENSE (René Richard Cyr)

«Ça part de lui vers elle, puis d'elle vers lui, et ça finit au nous, cette chanson. Il est toujours plus tard qu'on pense et pour moi, ça crée un sentiment d'urgence. René Richard, c'est un ami, un gars avec qui j'entretiens une correspondance. Pour rien. «Il a du génie, un souci de se faire comprendre. Nous avions eu une première rencontre sur C'est un monde, avec la chanson Pour que tu saches. Il est du projet de l'OSM, il a joué Méo dans le film... Quand j'ai ouvert ce projet d'album, je lui ai demandé s'il avait des textes qui traînaient. Souvent, il m'envoie quelque chose qui n'est pas fini et la mélodie vient créer un sarclage naturel. Je lui retourne ça, et nous sommes dans un échange dans la création.»

DE FILS EN PÈRE (René Richard Cyr)

«Ça dit qu'on n'est pas le fruit d'un père, on est l'enfant de milliers de pères. On lit la liste, elle se crée des références, de saint Joseph qui n'était pas là, après Nelligan, Maurice Richard... La paternité dépasse le rôle d'un père. On appartient à tout ça, on est de ce grand pressoir humain, et après, il faut se tenir drette «parce qu'on va être parmi les pères nombreux de l'enfant prochain.»

LE GRAND CERF-VOLANT (Gilles Vigneault)

«Je la chantais à mes enfants avant de nous coucher. Quand j'ai fait l'émission Dis-moi tout avec France Beaudoin, on m'a demandé ce que je chantais à mes enfants, alors je suis allé la chanter. Quand est venu le temps d'ouvrir le projet, c'est une des premières que j'ai mises dans la machine parce que je l'avais déjà dans les doigts. Et Gilles Vigneault, c'est un de nos pères.»

GENS DU VIEUX RÊVE (Jocelyn Bigras)

«C'est une chanson qui m'a bouleversé. J'ai reçu ça par internet. Il y a plein de gens qui écrivent des tounes au Québec et qui les envoient à des chanteurs. On sait pas trop ça, mais on en reçoit énormément. Des fois, c'est génial, comme celle-là. Elle est de Jocelyn Bigras, qui a sorti un album en 1995, un peu passé en dessous des radars. Ce texte-là, c'est son père qui l'a écrit et il l'a mis en musique. Nous autres, on l'a dépouillé de tout. Elle me bouleverse, je trouve que, dans la structure, le phrasé, elle va chercher dans le classique à la Vigneault.»

C'EST COMBIEN? (Fred Pellerin)

«C'est une préface du dernier livre de Gabriel Nadeau-Dubois que j'ai écrite. Il me l'avait demandé pour le collectif sur la gratuité scolaire. À un moment donné, je taponnais dans mes affaires, je l'ai retrouvée, elle était déjà en vers, et j'ai vu qu'il y avait une toune là-dedans. J'ai demandé à mon agente si ça la dérangeait que j'en fasse une toune. La préface est toujours là et la toune est là!»

OVIDE (Fred Pellerin)

«Il est mort 10 jours avant la sortie de l'album. Quand j'ai écrit cette toune-là, je voulais l'écrire comme je fais mes contes. Ça a donné Ovide. Il est tombé malade, il l'a entendue sur son lit de mort. Il ne parlait plus, mais il pleurait. Il en voulait encore. Toujours cette filiation du père en fils. Mon père m'amenait voir ses poules et j'ai amené mon fils les voir. C'est une chanson documentaire.»

J'ESPÈRE DE PAS TOMBER EN AMOUR AVEC TOI (Tom Waits)

«Comment ça se fait que c'est pas encore déjà traduit, Tom Waits? Tout le monde le reprend en anglais. Si tu as écouté du Tom Waits à l'adolescence, tu as frenché sur cette toune-là! Depuis le premier disque, je la voulais. On l'a traduite et ça prend une poésie pour traduire, tu ne peux pas traduire mot à mot. Elle a été approuvée par Tom Waits lui-même. Il a demandé à voir la traduction de la traduction, donc on lui a traduit mot à mot notre traduction française. Il a été super rapide et super cool

CAJUNS DE L'AN 2000 (Stephen Faulkner)

«Tsé, la grande citation de Hémon que j'ai paraphrasée une fois, «nous sommes d'une race qui ne sait pas mourir»? Mais crisse, on sait-tu vivre? On nous le dit jamais. Est-ce qu'on a envie de naître? Cette image-là des Cajuns n'est pas loin de la chanson de Mommy

LES COULEURS DE TON DÉPART (Mélanie Noël)

«Je l'ai reçue de Mélanie Noël qui est journaliste à La Tribune. Plein de monde me dit que c'est une belle chanson d'amour, mais c'est une chanson que je chante à mon gars. Un jour, tu vas t'en aller, pour une femme, pour le travail, pour tes rêves... Moi je vais rester là et je vais continuer de t'aimer. Pis un jour, moi, je vais partir. Mourir.»

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Fred Pellerin. Plus tard qu'on pense. Disques Tempête. Lancement mardi au Centre PHI.

Le boom de Saint-Élie

La curiosité pour Saint-Élie-de-Caxton ne faiblit pas. Fred Pellerin est heureux de nous annoncer que son village a connu cette année une hausse de 10 % de son achalandage, qu'on a refait les capsules pour les touristes, que les jeunes familles continuent de s'y installer et que le baby-boom se confirme.

D'une cinquantaine d'enfants il y a quelques années, quand les villageois se sont battus pour ne pas les envoyer dans une autre école en raison de leur faible nombre, on est passé à 138 inscriptions en 2014.

«C'est le village qui connaît le plus haut pourcentage de croissance démographique au Québec à l'heure actuelle, dit Fred Pellerin, qui a un projet de documentaire pour Saint-Élie. Puis c'est du beau monde. Ça fait un village qui se prend en main, qui est ravigoré, actif et qui swingue, tsé! Ce sont de belles histoires qui ont des retombées sociales.»

Assez pour que la zone de développement rural de l'OCDE, un organisme de coopération internationale, aille y faire son tour. «Ils sont venus parce qu'on est un contre-exemple. Il n'y a rien d'autre qui explique ce boom-là qu'une parole. Pas la mienne, mais celle qui vient du collectif, que j'ai transmise.»

C'est quelque chose à méditer sérieusement en cette période d'austérité. «Nous autres, on a injecté des idées dans notre économie, ajoute-t-il, tout fier. Pour ceux qui aiment parler en chiffres, ils n'ont qu'à téléphoner pour voir ce que ça fait en retombées: 54 000 visiteurs, ça rapporte énormément.»

Pour mieux comprendre encore, il suffit d'écouter sa chanson C'est combien?, qui parle de «la flambée du prix de l'indécence» et qui a comme exergue cette célèbre phrase d'Oscar Wilde: «Le cynisme, c'est connaître le prix de tout et la valeur de rien.»