Hier, Leonard Cohen célébrait le plus discrètement possible son 80e anniversaire de naissance, et demain paraîtra son 13e album studio, Popular Problems. Jeudi, il nous a accueillis chaleureusement dans une petite boîte de New York pour faire le point sur sa vie et sa carrière, qui a pris un virage inespéré.

«Leonard Cohen, êtes-vous un homme heureux?»

La question est tombée tout naturellement jeudi dernier, au beau milieu d'une conversation en tête à tête, chaleureuse et spontanée, avec le poète et chanteur né à Montréal il y a eu 80 ans hier.

Un peu plus tôt ce jour-là, quelques dizaines d'invités réunis chez Joe's Pub, dans le Lower East Side - des journalistes, mais aussi la fille de Cohen, Lorca, et son amie de longue date la photographe française Dominique Issermann -, avaient écouté dans un silence absolu son nouvel album, Popular Problems, qui sort demain. Puis, l'homme est apparu dans un élégant costume, avec dans les mains son inséparable chapeau, et il a répondu pendant 10 minutes avec un humour et un sens de la repartie dont il a le secret aux questions du journaliste Alan Light, auteur d'un livre sur sa chanson Hallelujah.

Tout de suite après, l'artiste s'est éclipsé dans une petite loge à l'arrière-scène où nous l'avons retrouvé pour la toute dernière interview de ce sprint promotionnel qui l'avait déjà mené au consulat canadien de Los Angeles et au Haut-commissariat du Canada au Royaume-Uni, à Londres.

Nous parlions de son nouvel album depuis une dizaine de minutes quand je lui ai posé la question: «Leonard Cohen, êtes-vous un homme heureux? Parce que certaines de vos chansons sont sombres, les gens ont parfois l'impression que vous ne l'êtes pas.

- Je pense que, justement, si tu peux exprimer ce côté sombre, ça contribue beaucoup à te rendre heureux.

- Êtes-vous plus heureux à 80 ans que vous l'étiez plus jeune?

- Oh! beaucoup plus. Beaucoup plus.

- Pourquoi?

- D'abord, parce que je n'aurai pas à revivre tout ça (rire).

- Mais vous avez vraiment l'air heureux. En concert, ces dernières années, vous étiez rayonnant.

- Je me sens revigoré et j'en suis très reconnaissant. J'ai mes bons jours et mes mauvais jours, mais en comparaison avec ce que j'ai vécu pendant la majeure partie de ma vie, c'est-à-dire la dépression, c'est une situation complètement différente aujourd'hui.»

Fin 2004, Cohen apprend de sa fille Lorca que son agente Kelley Lynch a dilapidé ses économies. Des millions qu'il avait accumulés dans son bas de laine, il ne lui reste plus qu'environ 150 000$. En 2006, un juge de Los Angeles condamnera Kelley Lynch à lui verser 9 millions, mais des années plus tard, l'artiste n'en aura toujours pas récupéré un centime.

N'eût été cet accident, Leonard Cohen ne serait peut-être jamais remonté sur scène en 2008. Cette première tournée en 15 ans, triomphale, lui a vite permis de se refaire une santé financière. Mais si, depuis, il a enchaîné avec une autre tournée et lancé deux albums de nouvelles chansons, c'est qu'il a trouvé dans ce métier qu'il avait presque abandonné une satisfaction qu'il n'espérait plus.

«En 2004, je vivais à Montréal et j'avais l'impression que c'était terminé, que je n'allais pas faire grand-chose de plus sinon, peut-être, sortir un recueil de poèmes, raconte-t-il. Tout cet univers s'était évaporé. J'ai essayé très fort, mais j'étais incapable de vraiment exprimer clairement mon travail, ma vision. Je m'y étais résigné, mais il y avait quelque chose en moi, dans ma tête et dans mon coeur, qui me chicotait: je n'avais pas fait ce que je voulais accomplir. Plusieurs personnes connaissent la même déception, c'est très humain. Quand je suis reparti en tournée, je me suis rendu compte - lentement, pas au tout début - que j'étais encore un auteur et un chanteur et que je pouvais mener cette quête à son aboutissement. Habituellement, les gens n'ont pas la chance de transcender leur déception dans leur vie professionnelle. Je ne parle pas ici de la vie personnelle, dans laquelle on trouve tous le moyen de foirer. J'ai été capable de transcender ma déception professionnelle et ce fut merveilleux. Un grand sentiment de soulagement m'a envahi.»

La catastrophe du Moyen-Orient

Popular Problems n'est pas un album particulièrement joyeux. Il y est question de guerre - beaucoup -, de trahison et de torture. Cohen-le-témoin parle de la réalité actuelle comme d'un gâchis qui s'accentue un peu plus chaque jour.

Son poème Nevermind, publié en 2006, devient sur ce disque une chanson troublante, plus fielleuse, plus menaçante que le texte d'origine, qui portait déjà sur la trahison et qui prend désormais une couleur beaucoup plus précise que dans la moyenne des chansons de Cohen avec l'ajout d'une voix féminine qui chante en arabe.

«C'est très différent du texte d'origine, reconnaît Cohen. J'ai ajouté tout un nouveau segment dans lequel est évoqué le personnage qui a essayé de me trahir. Et puis, il y a cette voix qui chante en arabe syrien en fait... Ce que j'ai voulu dire dans cette chanson, c'est que dans la catastrophe de la Syrie, avec ses 200 000 morts, et du Moyen-Orient, on entend le discours politique, mais on n'entend jamais le cri du peuple. On entend tellement de positions divergentes, dont plusieurs sont embrouillées, mais rien qui semble nous représenter, rien qu'on aurait vraiment le goût d'endosser.»

Pourtant, celui qui se décrit comme un «optimiste inavoué» boucle son nouveau disque par une chanson qui dit «You got me singing even though the news is bad».

«Ça résume l'album tout entier, dit Cohen de cette chanson apaisante aux accents country. Il n'y a rien comme le country pour faire cet effet-là», ajoute-t-il à propos de ce genre musical qu'il affectionne depuis l'époque où il faisait partie du groupe The Buckskin Boys, pendant ses études à McGill.

Pourtant, confie-t-il, You Got Me Singing a bien failli ne jamais voir le jour.

«On ne savait pas si on l'avait réussie ou pas. À un moment donné, j'ai rejeté cette chanson. Mais quand tu es au beau milieu de cette hystérie, tu peux souvent te tromper et c'est là que quelqu'un comme Pat [Leonard, le réalisateur qui avait également collaboré à l'album précédent Old Ideas] est très précieux, tout comme, particulièrement, mon fils Adam, qui me disait: «Papa, cette chanson est incroyable».»

Une autre tournée?

Le magazine Q a écrit la semaine dernière que Leonard Cohen a confirmé lors de la séance d'écoute de son album à Londres qu'il repartirait en tournée. C'est la seule réponse non ambiguë qu'il a donnée de toute la soirée, a même ajouté le journaliste du périodique britannique.

«Je ne me souviens pas. Je pensais avoir donné une réponse ambiguë, mais je suppose que ma capacité d'ambiguïté m'a fait défaut», répond Cohen en riant.

Plus sérieusement, il ajoute: «Je ne sais pas. J'aimerais terminer mon prochain disque avant - il a déjà enregistré la moitié d'un album qu'il intitule à la blague Unpopular Solutions. Ça peut aller vite, mais ça peut prendre du temps. Et puis, quand on a 80 ans, il peut se passer toutes sortes de choses...»

Montréal ou Los Angeles?

Depuis quelques années, Leonard Cohen vit presque exclusivement à Los Angeles quand il n'est pas en tournée. Mais il pense «tout le temps» à Montréal, où il s'était installé en permanence dans sa maison de la rue Vallières quand il a appris, à la fin 2004, qu'il devrait aller se battre en cour aux États-Unis, où son ex-agente lui avait volé ses économies.

«Je venais de rénover ma maison à Montréal. Elle penchait et j'ai dû enlever toutes les pierres et numéroter chacune d'elles. J'ai vraiment travaillé fort. Puis, est arrivé ce que l'on sait. J'aimerais y retourner, mais un certain nombre de considérations personnelles et familiales se sont présentées qui me gardent à Los Angeles. J'y ai un duplex, ma fille Lorca vit au rez-de-chaussée et Adam reste sur la même rue. C'est merveilleux. Mais je suis tellement heureux qu'Adam passe tant de temps à Montréal. Il aime cette maison.»

Comment Leonard Cohen perçoit-il sa ville natale depuis Los Angeles?

«Je n'ai pas de grande image intellectuelle. C'est ma cuisine à Montréal qui me manque beaucoup. J'aimerais être assis dans cette maison avec Adam, Lorca et leurs enfants.

- Et ça pourrait arriver?

- Si Dieu le veut.»

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CHANSON. LEONARD COHEN. POPULAR PROBLEMS. COLUMBIA/SONY.

L'exception Almost Like the Blues

La chanson Almost Like the Blues, premier extrait du nouvel album, a ceci de particulier qu'elle a été écrite très rapidement, ce dont Leonard Cohen n'a pas l'habitude. Il a mis une éternité avant d'accoucher de sa célèbre Hallelujah, et il planchait depuis des décennies sur l'hymne Born In Chains qu'il a finalement enregistré sur son nouvel album.

«C'est très inhabituel pour moi, en effet. J'ai écrit Almost Like the Blues au lit avec mon clavier pendant deux ou trois jours. J'ai envoyé le texte à Pat [Leonard, réalisateur et cocompositeur de la plupart des chansons de l'album] et trois heures plus tard, il m'a retourné une piste musicale. J'ai dit non, ça ne fonctionnera pas, je ne serai pas capable de la faire. Mais j'ai continué à faire jouer la piste sur laquelle il n'y avait pas de mélodie. Finalement, une mélodie a émergé et j'ai dit à Pat: «Ne change rien, je pense que je l'ai.» On l'a enregistrée le lendemain. En une prise. »

La très belle intro piano-percussions d'Almost Like the Blues n'annonce pas le texte sombre qui va suivre. Comme si Cohen avait voulu juxtaposer dans une même chanson la beauté et le désespoir qui cohabitent dans la vraie vie.

«Tu ne peux pas t'asseoir en te disant que tu vas écrire une chanson dans laquelle il y aura à la fois de la joie et du désespoir, explique-t-il. Mais si tu écris à partir d'une position authentique, il se pourrait que tu sois gratifié d'une chanson authentique.»

Leonard Cohen, Popular Problems