Avec 58 000 disques et CD dans son sous-sol, Edgar Fruitier est l'un des plus grands collectionneurs de disques du Québec. Mais ces jours-ci, avec ses émissions à la radio de Radio-Canada, ses séances de doublage pour les Simpson et les supplémentaires d'Edgar et ses fantômes qui affichent complet, Edgar est surtout l'octogénaire le plus occupé en ville.

Avec un homme, pour ne pas dire un personnage, comme Edgar Fruitier, on s'attend à ce que la rencontre ait lieu dans un salon de thé viennois où le murmure des voix se mêle aux mélopées d'un quatuor à cordes qui joue du Handel. Mais les impératifs de la vie moderne étant ce qu'ils sont, nous nous retrouvons dans un resto lounge du DIX30 de Brossard où une musique électro-pop-machin enterre nos voix.

Seul signe que l'ex-Loup-Garou de la Boîte à surprise n'est pas entièrement en territoire hostile: à quelques mètres de nous, son nom brille en lettres dorées. Eh oui! la salle de spectacles de l'Étoile de Brossard s'appelle en réalité la salle Edgar-Fruitier. En quel honneur? En l'honneur d'abord des 50 années bien sonnées depuis lesquelles Edgar Fruitier est un citoyen de Brossard et le résidant d'une des premières rues portant le nom d'un obscur auteur du nom de Molière.

Mais il n'y a pas qu'une histoire de fidélité immobilière dans cette affaire. Il y a aussi à l'origine une presque enquête policière sur une usurpation d'identité en pleine campagne électorale municipale. Il y a quelques années, le maire Jean-Marc Pelletier (défait en 2009) s'est mis à recevoir des tonnes de courriels insultants signés par Edgar Fruitier ou son fantôme... Convaincu qu'Edgar ne pouvait pas être l'auteur de ces messages grossiers, le maire l'a persuadé de porter plainte. Ce qui fut fait malgré la réticence du plaignant, qui n'aime pas faire de vagues et encore moins répondre à des interrogatoires policiers. Une complicité venait de naître et, dans son sillon, un projet de salle de spectacles portant le nom d'Edgar Fruitier.

«Le soir de mon 80e anniversaire, je jouais Toc Toc dans cette même salle. J'avais dit à tout le monde que je ne voulais surtout pas qu'on souligne mon entrée chez les octogénaires. Peine perdue. La salle au complet m'a chanté Bon anniversaire. Quelle affaire!» m'informe Edgar avec une fierté amusée.

Ce qui est hallucinant, avec cet octogénaire qui aura 81 ans le 8 mai prochain, c'est qu'il n'a jamais été aussi populaire et aussi occupé, alors que la plupart de ses camarades comédiens ou de ses congénères nés en 1930 comme lui, ont tous considérablement ralenti leurs activités ou carrément quitté la terre, «Prenez le samedi 18 décembre, dit-il. Eh bien! ce jour-là, je vais me lever à 5h pour aller faire mes chroniques chez Joël LeBigot. Puis je vais aller animer en direct mon émission de 10h à 13h à Espace Musique. Après quoi, je vais courir au Monument-National pour une première représentation d'Edgar et ses fantômes, puis une deuxième en soirée. Entre les deux, je vais peut-être avoir le temps de manger une cuisse de poulet, et encore. Je ne sais pas comment je vais faire!»

En réalité, Edgar sait très bien comment il va faire. D'ailleurs a-t-il vraiment le choix? La série de supplémentaires à Montréal d'Edgar et ses fantômes mettant en vedette un orchestre de 25 musiciens, des camarades de jeu comme Mozart (André Robitaille), Beethoven (Sylvain Massé), Bach (Vincent Bilodeau) et Erik Satie (Jean Marchand), d'après un texte de Normand Chaurette et une mise en scène de Normand Chouinard, affiche complet du 14 au 31 décembre. Idem pour les supplémentaires en janvier avec les Violons du Roy au Grand Théâtre de Québec.

Un phénomène

Le public, le grand et vaste public québécois âgé de 7 à 77 ans, raffole des leçons de musique d'Edgar Fruitier. Depuis la parution du premier coffret Les Grands Classiques d'Edgar en février 2007, c'est la folie furieuse. «Quand nous avons sorti ce premier coffret, m'explique Michel Laverdière des Productions Octave, nous n'avions aucune idée de l'ampleur que le phénomène allait prendre. Avec un peu de chance, on pensait en vendre 8000 exemplaires, ce qui est un succès en musique classique. Edgar lui était moins optimiste. Il disait 250 au maximum.»

Trois ans et quatre coffrets plus tard, incluant Le Noël d'Edgar, ce sont 250 000 exemplaires qui ont trouvé preneur. Qui a dit que la musique classique était finie?

«La musique classique n'existe pas, me corrige Edgar. Pensez-vous que Bach se voyait comme un compositeur de musique classique? Il faisait de la musique. Point.»

Chose certaine, malgré l'amour obsessionnel et inconditionnel qu'il porte à la musique, Edgar Fruitier n'a jamais voulu être un musicien.

«Enfant, je jouais du piano mais très vite, ma mère, me connaissant, m'a interdit d'aller plus loin. Elle savait que si je commençais à faire des études en musique, il n'y aurait plus que ça dans ma vie.»

Élevé avec ses deux soeurs à Notre-Dame-de-Grâce puis à Ville-Émard, Edgar a perdu son père, ingénieur civil pour la Ville, à l'âge de 2 ans. Monsieur Fruitier père avait 44 ans lorsqu'il a été foudroyé par une crise cardiaque. De toute évidence, il n'avait pas le même code génétique que son fils. Sans doute pas la même oreille non plus. Malgré les interdits de maman, le petit Edgar, à l'adolescence, est devenu un mélomane sérieux et intransigeant. Le tout premier disque qu'il a acheté était un 78-tours du ténor suédois Jussi Björling. Son premier microsillon acheté à 18 ans, le Concerto en mi bémol majeur de Beethoven joué par le pianiste autrichien Rudolf Serkin.

«Dès que j'achetais un disque, je ramenais mes camarades chez moi et je me comportais comme un vrai tyran en les sommant de ne pas bouger ni de dire le moindre mot.»

Ce penchant pour une écoute active et un brin tyrannique perdure chez celui qui peut rester enfermé dans son sous-sol à écouter de la musique pendant six ou sept heures d'affilée. Au concert, Edgar Fruitier préfère les chefs qui économisent leurs gestes à ceux qui dansent en dirigeant. Et gare à celui ou celle qui va marquer de la tête ou d'un geste la main une envolée lyrique. Ils risquent de mourir fusillés par le regard d'Edgar Fruitier. Sa manie de l'immobilité a d'ailleurs eu raison du jazz.

«J'ai adoré le jazz mais on m'en a chassé. Je me souviens d'être allé un soir au Black Bottom. Au lieu d'écouter comme à l'église, les gens claquaient des doigts, tapaient des mains ou du pied. J'ai trouvé cela déplacé et je suis parti», raconte celui qui sait tout de la musique classique et rien du pop, du rock, du funk, du blues et qui n'a jamais écouté une chanson des Beatles au complet.

Malgré cela, et c'est sans doute le grand paradoxe d'Edgar Fruitier, sa passion pour la musique qu'il aime est ouverte et contagieuse. Rien d'élitiste chez lui. Edgar est un vulgarisateur hors pair. Au lieu de se gargariser de sa culture et de son savoir, il insiste pour les partager. Il ne juge jamais ceux qui en connaissent moins que lui, pas plus qu'il ne cherche à les évangéliser. Voilà sans doute la clé de son succès et la raison pour laquelle l'athée autoproclamé qu'il est a réussi à attirer autant de fidèles dans son église. Il y a toutefois un bémol à son succès. Pendant que des musiciens et des compositeurs d'ici peinent à vivre leur musique, Edgar vend des milliers de CD de musique qui est souvent du domaine public, qu'il n'a ni composée, ni jouée, ni enregistrée. Il en est conscient. «J'ai un grand malaise face à cette situation. C'est injuste pour tous ceux qui font de la musique et qui méritent de vendre autant de CD que moi, mais je ne peux pas y faire grand-chose sinon continuer de communiquer mon enthousiasme pour cette musique.»

Pour l'enthousiasme, on le croit. Pour le reste aussi. Tant qu'Edgar Fruitier sera là, la musique sera bien gardée.

Edgar et ses fantômes du 14 au 31 décembre au Monument-National. Supplémentaires: les 6, 8 et 9 avril 2011.