Il y a un peu moins de 10ans, Daniel Boucher était la coqueluche de la chanson québécoise. «C'est grisant, quand tes affaires se mettent àmarcher», reconnaît-il. Il est revenu sur terre depuis. Il a trouvé son équilibre entre Montréal et laGaspésie, où il a accueilli La Presse pour parler de son nouvel album, Le soleil est sorti.

Il y a exactement huit ans, à la veille d'un gala de l'ADISQ où il était en lice pour une douzaine de Félix, Daniel Boucher avait affirmé que faire de la musique était facile pour lui, mais qu'il valait mieux ne pas lui mettre un marteau dans les mains parce qu'il ne saurait pas quoi en faire. «J'ai dit ça?» s'étonne-t-il, lorsqu'on lui rappelle sa déclaration. Puis, il éclate de rire.

 

Il a appris à jouer du marteau depuis. La maison qui se dresse derrière lui, juchée à flanc de montagne et d'où on a une vue époustouflante sur l'estuaire du Saint-Laurent et la route qui mène à Gaspé, il l'a construite de ses mains. Pas tout seul, bien sûr, mais il a été impliqué à toutes les étapes. L'image du poète incapable de planter un clou ne lui va plus du tout.

Le plus étonnant n'est pas qu'il ait fixé la dernière planche tout en haut du pignon ou ait apprivoisé la plomberie, mais qu'il persiste à dire que faire de la musique est un geste facile pour lui. Vu de l'extérieur, écrire un album semble au contraire un processus laborieux, voire douloureux. Cinq années se sont écoulées entre Dix mille matins, l'album qui l'a révélé en 1999, et La patente, délire rock psychédélique paru en 2004 qu'il a mis des mois et des mois à mettre en forme.

Or, Daniel Boucher en rajoute, affirmant même que, de ses trois disques, Le soleil est sorti (à paraître en novembre) est celui qui a été le «facile à faire». «Je l'ai écrit en à peu près trois semaines au printemps, après des mois de questionnement. C'est la première fois en trois albums que la maquette est prête et que je l'écoute juste pour le fun. Mais avant, ç'a été difficile», reconnaît toutefois le chanteur.

Il a passé des mois sans être capable d'écrire une ligne après la naissance de son fils. Il a tâté de la comédie musicale en jouant dans le Dracula de Bruno Pelletier. Il a conçu, avec l'aide de Michel Rivard, un spectacle acoustique baptisé Chansonnier, lancé au défunt Cabaret Music Hall à l'automne 2005 et repris souvent par la suite. Il n'a pas chômé, mais n'arrivait plus à faire de nouvelles chansons.

Il a donc le sourire fendu jusqu'aux oreilles lorsqu'il écoute sous nos yeux, pour la toute première fois, la copie finale de son nouvel album. Il goûte la basse de son ami Hugo Labelle, savoure le jeu de batterie hallucinant - mais pas au sens spectaculaire du terme - de Sylvain Clavette. Son bonheur ne fait aucun doute.

La terre paternelle

Daniel Boucher, 37 ans, a grandi dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve entre Frontenac et Pie-IX, jamais très loin de la rue Ontario. «J'ai été happé par la Gaspésie sur le tard. Quand j'avais 15 ans, j'en ai fait le tour, seul avec mon père. J'ai pogné de quoi, dit-il. Je me suis toujours senti chez moi ici. C'est un endroit qui me donne envie d'être vigoureux, d'accomplir des choses.»

Ses racines se trouvent en partie ici, à Mont-Louis. Ses arrière-grands-parents ont été propriétaires d'une auberge qui donne sur la mer. Elle a changé de mains, mais elle existe encore. Tout comme l'ancienne maison de ses grands-parents et l'édifice qui abritait le garage de son grand-père, situés de part et d'autre de l'auberge. Son défunt père est né dans ce village.

Par un drôle de coup du destin, c'est également en Gaspésie que sa carrière de chanteur a pris son envol. Après deux tentatives infructueuses à Granby, il s'est illustré à Festival en chanson de Petite-Vallée en 1997. Il s'est arrêté à Mont-Louis sur le chemin du retour. «J'ai pris le bottin de téléphone et j'ai appelé un de mes cousins, raconte le chanteur. Ils m'ont accueilli.»

Il y a quatre ans, l'artiste a d'ailleurs racheté le garage de son grand-père avec l'un d'entre eux. Pas pour faire de la mécanique. «Ne me confie jamais ton char», lance-t-il dans un éclat de rire qui ne laisse aucun doute sur ses pauvres talents de mécanicien. Il songe à mettre sur pied une salle à vocation artistique. Son cousin et partenaire a d'ailleurs exposé ses toiles dans une partie du bâtiment, l'été dernier.

Chantier et chansons

Sa maison gaspésienne, où il passe environ la moitié de l'année, s'ouvre sur un vaste espace ouvert, dominé par une mezzanine où il a installé sa chambre. Il reste beaucoup de travail à faire - des panneaux de gypse à poser, des joints à tirer et à poncer, la cuisine à installer, etc. -, mais le lieu est déjà accueillant. Chaleureux, même et pas seulement parce qu'il y a du feu dans le poêle à bois.

«Je suis convaincu que de construire cette maison a changé quelque chose dans mon écriture, dit-il, en préparant le café. C'est difficile de dire quoi, mais ça ne peut pas faire autrement: c'est devenu ma vie.»

Son studio, espace où les travaux sont les plus avancés avec la chambre de son jeune fils, se trouve dans une petite pièce attenante à la cuisine. L'ordre règne: les deux petits bureaux, les amplificateurs, les guitares pour papa et fiston, chaque chose est à sa place. Un oud acheté au Maroc, et dont le musicien n'a pas encore appris à jouer, attend patiemment appuyé sur une bibliothèque de disques. Le bois brut domine ici, comme dans le reste de la maison.

Seul son prix Félix-Leclerc trône dans la pièce, de manière assez peu ostentatoire d'ailleurs, à côté du téléphone. Si Daniel Boucher est aussi imbu de lui-même qu'on a pu le lire ou l'entendre dire au fil des ans, on en cherche vainement la preuve. Le seul disque d'or qui est affiché sur le mur en est un de son ami Éric Lapointe. Son platine, pour les 100 000 exemplaires vendus de Dix mille matins est presque caché derrière un divan vert.

Le soleil est sorti n'a pas été composé ici - la majorité des chansons ont été écrites à Montréal -, mais ce lieu a contribué à le façonner, ça ne fait aucun doute. Il s'agit de l'album le plus dépouillé de Daniel Boucher à ce jour. Il demeure rock, mais avec une nette préférence pour les guitares acoustiques. Sa voix y est le plus souvent nue, alors qu'il l'a souvent maquillée d'effets sonores dans le passé. On y entend du piano, des violons, de la trompette, tout ça pour la première fois, et on y sent presque le mouvement de la main qui gratte la guitare.

«Ça va avec le reste. C'est mon album le plus organique. On n'avait pas le goût de modifier les sons. On avait envie que le drum sonne comme du drum et la basse comme de la basse, dit-il. S'il y a un fil conducteur dans ce disque-là, c'est ça: on l'a fait avec de vrais matériaux.» Il voulait que ça se sente. Comme dans l'architecture de sa maison.

Sous l'armure

Daniel Boucher traîne depuis ses débuts une image de gars fort en gueule. Il parle volontiers, c'est vrai, mais en phrases courtes, pleines de sous-entendus. Il faut souvent lui tirer les vers du nez, lui demander de préciser sa pensée pour être certain de bien comprendre ce qu'il veut dire. Il appuie sur certains mots, répète des bouts de phrase, comme s'il réfléchissait tout haut et choisissait ce qu'il va révéler et ce qu'il va garder pour lui.

Il a beau écrire avec ses tripes, il n'est pas du genre à vouloir étaler sa vie privée au grand jour. C'est un gars fier. Une partie de cette confiance qu'il affiche, et qui lui a si souvent valu de passer pour un gars au-dessus de ses affaires, semble pourtant lui servir d'armure. Et elle s'est fissurée au moment où les haut-parleurs de son studio ont fait entendre les premières mesures de Tel quel, une magnifique lettre d'amour empreinte d'espoir et d'inquiétude.

Soudain, il se lève du sofa vert où il était assis depuis un bon moment et se met à faire les cent pas. Il amorce une phrase, mais ses joues s'empourprent et il sort sans rien dire. Il revient quelques instants plus tard les yeux rougis. Il continue d'écouter en silence, ressort, puis fini par lâcher: «Il y a juste moi qui sait ce qu'elle veut vraiment dire, cette chanson-là.»

Il n'a visiblement pas envie de révéler ce secret qui lui remue les tripes. Tel quel, précise-t-il toutefois, est une de ces chansons qui prennent forme sans effort. «Je n'ai aucune difficulté à dire qu'elle est belle, parce qu'elle m'est arrivée comme ça, insiste-t-il, en faisant des gestes pour montrer qu'elle est tombée du ciel. À la limite, je suis chanceux d'avoir été à l'autre bout du canal quand elle s'est présentée.»

Il y a un moment à la fin de cette chanson où son chant se déploie d'une manière plus ample qu'à l'ordinaire (serait-ce l'influence de la comédie musicale?) qui fait penser à Ferland. Parc Laurier évoque quant à elle les Beatles, mais vus à travers les lunettes de Michel Rivard. «Je ne ressemble pas juste à Charlebois!» lance-t-il d'un ton un brin exaspéré qu'il accompagne d'un sourire. On l'a souvent comparé au doyen du rock québécois, c'est vrai. Tellement qu'on a du mal à le croire lorsqu'il dit que ce n'est pas par jeu, mais «parce qu'elle ne pouvait pas s'appeler autrement» que la dernière chanson de son nouveau disque s'intitule J't'aime comme un fou.

Deux choses demeurent toutefois immuables dans son univers: son attachement à la musique des années 70 («Je pense qu'on n'en a jamais été plus proche que sur ce disque-là», estime-t-il) et cette poésie sonore inspirée autant de Gauvreau que par le besoin viscéral de faire résonner le français québécois. Ce parti pris identitaire passe aussi par Perles-tu? , une chanson qui date d'avant Dix mille matins - et donc bien avant la commission Bouchard-Taylor - et qui trouve enfin sa place sur disque.

«Être soi-même, c'est une chose qu'on doit faire tous les jours, individuellement et collectivement. Mon choix à moi a été de parler, pas de perler», dit le chanteur, qui plaide pour appropriation de la langue orale par l'écrit. Il estime qu'il faut apprendre à l'écrire correctement pour enfin l'assumer. «Tant qu'ils ne seront pas bien écrits, ces mots-là ne resteront rien de plus que des mots mal écrits», juge-t-il.

Retranché dans ce repaire gaspésien, devant cette mer qui l'apaise, Daniel Boucher n'a jamais paru plus serein. Il se doute qu'il va encore se faire parler de l'influence de Charlebois, de cette langue qu'il triture à des fins poétiques et aussi se faire reprocher à demi-mot son attachement pour les sonorités des années 70. Il assume.

Il est même totalement en paix avec l'album qu'il s'apprête à proposer. «Le but, c'était de communiquer, pas de chercher, tranche-t-il. Notre conception de la musique, en tout ça, c'était plus ça. L'idée, quand on joue, c'était de parler et non pas de perler.»