À quelques jours de son 80e anniversaire, Gilles Vigneault fait sa rentrée montréalaise au TNM. Nous sommes allés le retrouver dans son village de Saint-Placide, après avoir vu la veille deux de ses enfants, Jessica et Guillaume. Retour sur le parcours exceptionnel d'un artiste unique. 

Nous jasons depuis une bonne heure quand Gilles Vigneault lance: «Trouve un mot d'une syllabe qui rime avec «eu». Vas-y!» Comme il n'y a personne d'autre dans la grande pièce ouverte de l'ancien restaurant de Saint-Placide qui lui sert de local de répétition, je déduis que c'est à moi que le chanteur parle.

 

Ça tombe bien. La veille, Guillaume Vigneault, romancier et scénariste, m'a confié que son père est hyper compétitif au jeu, qu'il déteste perdre au billard comme au scrabble, et que, quand ça arrive, il se fait une raison uniquement parce que c'est son fils qui gagne. Aujourd'hui, au jeu des monosyllabiques, il n'est pas question de victoire ou de défaite, on s'amuse...

Vigneault commence: Dieu. J'enchaîne: peu. «C'est vrai que c'est pas grand-chose», me dit-il, coquin. On continue: pieux, vieux, cieux, mieux, lieu, yeux. Puis, voyant que je commence à chercher mes mots, il consent à m'aider: «À quoi on joue? Le jeu.... Qu'est-ce qu'on souhaite? Les voeux.»

Je joue aux monosyllabiques avec un monument de la chanson québécoise, le poète national, deux titres qu'on lui accole souvent, mais dont Gilles Vigneault se passerait bien. «Moi, je ne me prends pas pour le porte-flambeau de la culture québécoise, dit-il. Quand les dames me disent ça, je dis attention madame, il bouge encore, le monument (rire). Et ça n'a aucun charme d'être traité de poète national. C'est comme si j'étais engagé au service de la nation pour écrire des vers. Cela se faisait du temps de Clément Marot, de Philippe Desportes, de Ronsard ou de quelque autre du Bellay. Aujourd'hui, si on veut absolument nationaliser quelqu'un, je nommerais plutôt Pierre Morency parce que j'estime que c'est un très grand poète, peut-être le meilleur qu'on a au Québec.»

La chanson qui voyage

J'ai devant moi un homme serein, vigoureux et volubile qui va fêter ses 80 ans dans neuf jours, après avoir donné cinq spectacles en autant de soirs au TNM à compter de mardi. Pendant les trois heures de cette rencontre, Gilles Vigneault est intarissable. Il répond à mes questions - parfois même aux siennes! - avec un souci du détail proprement étonnant. Ainsi, il se souvient très précisément des deux seuls spectacles qu'il a dû annuler en carrière, un premier à la Place des Arts avec Dédé Gagnon parce qu'il était aphone, un autre près de Paris pour cause de grippe assommante. L'instant d'avant, il me récitait par coeur, avec l'élégance qu'on lui connaît, un poème d'Alfred de Musset, Tristesse - «beau à tomber par terre» - puis La lune blanche de Verlaine en insistant sur le rythme du texte, sa musicalité.

Le conteur en lui a toujours une anecdote pour appuyer son propos. Comme cette fois où lors d'une tournée en Suisse, en 1976, il s'est arrêté à l'heure du midi dans un bistro avec son pianiste Gaston Rochon. «Il y avait une noce, on leur a dit mettez-nous à l'écart, on ne veut pas déranger. À un moment donné, on entend: Ma chère Simone, c'est à ton tour (Vigneault pouffe de rire). Ils chantaient ça à la mariée! Gaston n'aurait jamais fait ça autrement, mais comme on avait un petit verre dans le nez tous les deux, il me dit: «Aie! ils ont rien que le refrain, on va-t-y leur chanter le couplet? Gaston se met au piano et pis je chante. Là y a quelqu'un qui a dit: «Pas Gilles Vigneault! Mais c'est sa chanson?» On est sortis de là à 5h du soir, paquetés.»

Soudain, je m'étonne moins de le voir s'amuser comme un fou en jouant à trouver des mots d'une seule syllabe... «J'adore jouer au billard, au scrabble, aux cartes, aux dominos, au petit train, à ci et à ça, concède-t-il. Et si j'allais au casino demain, le temps de le dire, je serais un itinérant. J'adore jouer. Mais le ludisme, j'ai horreur de ça... à l'école. Je ne suis pas contre l'idée du jeu dont on peut apprendre, la musique par exemple, et le jeu des syllabes. Mais faire croire à l'étudiant qu'il va s'amuser et qu'il n'aura pas à travailler, c'est une arnaque!»

Tous les chemins mènent à l'écriture

Gilles et son fils Guillaume sont venus à l'écriture par des voies très différentes. Guillaume a grandi dans une maison pleine de livres. La première fois qu'il a accompagné son père dans une librairie, il n'avait pas conscience qu'il fallait «payer pour les livres». Pour lui, cette multitude de bouquins était un mur, comme on en trouvait sûrement dans toutes les maisons.

Jusqu'à l'âge de 13 ans, à Nastashquan, son père Gilles n'avait que trois livres chez lui: l'Almanach du peuple Beauchemin, un dictionnaire et un ouvrage sur Jos Montferrand. C'est peut-être ce manque qui a attisé son désir de la lecture, de l'écriture, croit sa fille Jessica, chanteuse et pianiste de jazz.

Papa Vigneault confirme: quand à 13 ans, il est arrivé à Rimouski, où le Séminaire prenait en charge des enfants de familles peu fortunées de la Côte- Nord, il s'est mis à dévorer tous les livres qui lui tombaient sous la main. «Dans chaque classe, il y avait trois rayons de livres, raconte-t-il. Dans les trois premiers mois, j'ai lu tout ce qu'il y avait là-dedans. Je lisais au dortoir, la nuit, avec une lampe de poche. À un moment donné, je suis tombé sur Corneille, Racine, j'ai découvert les vers, le goût d'en faire; Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, j'en savais des grands bouts par coeur. Après, j'ai demandé la permission de lire la classe suivante et à la fin de l'année, j'avais lu deux classes. À la fin de l'année suivante, j'avais lu quatre classes. C'est comme ça que j'ai tout lu Victor Hugo. Ça, ça donne le goût d'écrire des chansons et des poèmes! Alors quand je suis sorti du collège, j'avais écrit 3000 poèmes que j'intitulais parfois chansons, je n'avais fait de la musique sur aucune, mais sans être rompu aux vers français, j'en connaissais un petit brin. Et quand je suis venu pour écrire des chansons, ça allait vite.»

Cet adolescent particulièrement allumé arrivait d'un village isolé où on n'avait pas encore l'électricité. Le cinéma, connaissait pas. Et sauf pour les rares fois où un musicien passait par Nastashquan pour y jouer des reels ou des quadrilles au violon ou à l'accordéon, le seul spectacle que le jeune Vigneault connaissait, c'était la grand-messe du dimanche: «C'était mes premières pièces de théâtre, mon premier concert, ma première musique, mon premier opéra...» D'où son rêve de longue date d'écrire lui-même, avec son pianiste Bruno Fecteau, une véritable grand-messe dont la première a eu lieu hier soir à Québec dans le cadre des festivités du 400e.

Plus compliqué que ça en a l'air

À Rimouski, le jeune Vigneault a aussi découvert la musique classique. «Bach et les grands classiques romantiques ont influencé son écriture, ça s'entend, dit sa fille Jessica. Il ne faut pas oublier que Bach a écrit des gigue; le folklore vient du classique.»

Jessica affirme que la musique de son père est plus complexe qu'elle n'en a l'air. Elle mentionne sa chanson Ma jeunesse: «Chaque fois que j'essaie de faire un solo là-dedans... c'est vraiment pas orthodoxe.» Son frère Guillaume abonde: «Moi, je suis un bon gratteux de guitare, je repique à l'oreille n'importe quelle toune de n'importe qui; mais, quand dans une fête on me demande de faire une chanson de mon père, j'ai beaucoup de mal. Du Paul Piché, je vous en joue sans problème, c'est trois accords; mais du Gilles Vigneault, vous ne vous rendez pas compte, c'est comme tordre les doigts en 18!»

«Il y en a des faciles», répond le principal intéressé en citant quelques-unes de ses plus belles chansons: Quand vous mourrez de nos amours, J'ai pour toi un lac, Si les bateaux. Puis, il raconte qu'un jour à Paris, un «excellent chanteur et super guitariste», invité comme lui à l'émission Le grand échiquier, a demandé au pianiste Gaston Rochon si c'était compliqué de jouer Tout le monde est malheureux: «Gaston a dit non, non, non. Il était un peu malicieux et il l'a laissé s'embourber. Ça avait l'air très simple: Tout le monde est malheureux, tamtidelideli... C'est pas une suite d'accords de Bartok, mais le guitariste n'a jamais été capable de l'accompagner et il s'est repris trois fois! Gaston riait et il a dit: «Ah ben, vois-tu, c'est plus compliqué que ça en a l'air, musicalement».»

Si le garçon de 13 ans est devenu un créateur boulimique, plutôt qu'un adolescent timoré, perdu dans un monde dont il ne possédait pas les clés, c'est qu'il avait de qui tenir.

«Ma mère disait: «Trop et trop peu passent mesure». Puis elle ajoutait: «Qui ne risque rien n'a rien». Elle disait aussi: «Finis coronat opus», la fin couronne l'oeuvre. Ça n'en avait pas l'air, mais c'était des recommandations, dit Vigneault. Moi, «Qui ne risque rien n'a rien», j'ai retenu ça ben fort. Et je trouve qu'une grosse gaffe est plus intéressante qu'une petite réussite. Mais on fait une meilleure première page avec un carreau qui se casse qu'avec un qui se répare, je sais ça aussi...»

L'amour et la politique

Nous parlions de son nouvel album Arriver chez soi et Gilles Vigneault a voulu savoir quelle chanson m'avait séduit en premier. «Je n'ai pas cessé de t'aimer, dis-je, je trouve que c'est une de vos plus belles chansons.»

«Ça, ça me fait plaisir parce que je trouve ça plus important que toutes les autres, de répondre Vigneault. Je dis souvent que les chansons d'amour sont les véritables chansons les plus engagées.»

Guillaume Vigneault m'a dit essentiellement la même chose quand je lui ai demandé quelle est la perception la plus erronée qu'on a de son père: «On le réduit trop souvent à sa prise de position politique du référendum de 1980. Les gens se souviennent beaucoup des prises de position politiques et des chansons où il parle du pays, mais moi, ce sont ses chansons d'amour que je préfère... Et les plus belles chansons du pays, elles sont amoureuses.» > SUITE DE LA PAGE 11

Il me reste un pays, ce n'est pas un manifeste politique, c'est sensoriel, c'est sensuel, c'est humain.»

Gilles Vigneault est d'accord: «J'ai jamais dit ça à Guillaume, mais il a parfaitement exprimé ce que j'ai ressenti souvent: on nous réduit souvent à notre apparente simple expression.»

Je lui fais remarquer que pour beaucoup de monde, il est un guide, celui qui a chanté leurs aspirations et que c'est un peu normal qu'on l'identifie à ses prises de position politiques.

«Oui, mais ce sont toutes des chansons d'amour, insiste-t-il. Je n'ai jamais nommé le Québec, ni le Canada dans mes chansons. Un jour, un monsieur Bateman a traduit Mon pays en anglais et à la fin, il a eu besoin de dire Canada, c'est pour toi que je chante mon pays. Cela raconte quelque chose, ça réfère à l'identitaire, on a besoin de s'identifier. Quand Mon pays a gagné le prix de la meilleure chanson à Sopot, en Pologne, les journaux anglais ont dit: «A young Canadian artist just won with My Country». Ils n'ont pas dit que j'étais du Québec, ils ont dit a young Canadian artist. Avec raison, le Québec fait toujours partie du Canada aux dernières nouvelles (rires).»

- Ils ne vous connaissaient pas?

- Pas du tout. Mais ils avaient besoin de dire que le pays avait triomphé à Sopot (rires). C'est naïf et, en même temps, un peu touchant. Personne ne voulait me voler quoi que ce soit. Simplement, c'était une tentative d'identification.

- Quand donc cette perception réductrice a-t-elle été si désagréable?

- Au référendum.

- En 1980?

- Aux deux référendums. S'il y en avait un troisième, ça serait la même chose.

- Pourtant, vous vous êtes affiché publiquement?

- Les gens n'écoutent plus ce que l'on dit, ils lisent les journaux. Par exemple, on va y faire allusion rapidement, on m'a beaucoup questionné récemment sur mes prises de position. J'ai fait une remarque à la fin d'une interview de deux heures comme on le fait là, parce qu'on m'a provoqué, on m'a dit: «Vous intéressez-vous à la politique?» J'ai dit: «Ah! mademoiselle, la politique s'intéresse beaucoup à moi, je trouve. Avez-vous vu les taxes que je paie et les impôts que j'envoie à Ottawa et à Québec? Oui, la politique s'intéresse énormément à moi et à vous.» Puis j'ai donné mon avis, des paroles que je ne retire pas parce que ça se confirme tous les jours. Mais ce n'était pas ça, notre entrevue. On prend un petit machin comme ça et on vous fait une première page que je n'attendais pas. Alors que ce que j'ai dit était un corollaire d'autre chose. Est-ce que vous vous intéressez à la planète? Ah oui! Je suis terrien d'abord, homme d'abord et... québécois ensuite, québécois plus tard. Je suis même homme d'écriture, auteur-compositeur de chansons avant d'être québécois. On est qui on est d'abord individuellement, et ensuite on peut se permettre de mettre d'autres manteaux, si on est capables de les porter. Ce qui est bête là-dedans c'est que ça fait 50 ans qu'ils connaissent mon opinion, pas besoin que je prenne le porte-voix et que je dise: êtes-vous au courant du fait que je suis indépendantiste, souverainiste? Ben voyons donc! Je l'ai dit, ça, pis on passe à autre chose. Il faut être de plus en plus prudent, mais la prudence, c'est pas toujours une vertu. Y a des gens prudents qui ne font rien du tout dans la vie, ils ne sont que prudents.»

Le spectacle Chemin faisant de Gilles Vigneault au TNM, du 21 au 25 octobre, 20h.