Oliver Jones me donne rendez-vous au restaurant House of Jazz, rue Aylmer, où il a passé bien des soirées à l'époque où l'endroit s'appelait encore le Biddles Café. Le vénérable pianiste donnera un concert le 15 octobre à la salle Pollack au profit du département de jazz de l'Université McGill. Discussion sur l'évolution de la situation des Noirs au Québec avec l'enfant chéri de la Petite-Bourgogne, qui a vécu 46 ans à Montréal-Nord.

Marc Cassivi: Avez-vous eu beaucoup de difficulté, comme jeune musicien noir, à faire votre place dans les boîtes de jazz de Montréal dans les années 40?

 

Oliver Jones: La première place où les Noirs ont vraiment été acceptés, c'est dans le show-business. Pour les artistes, c'est le talent qui était le plus important. Pas la couleur de la peau. Je me souviens qu'à la fin des années 40, plusieurs Américains sont venus jouer ici et c'était la première fois qu'ils partageaient la scène avec des Blancs. Dans certains clubs et hôtels, on ne voulait pas voir de Noir sur scène. C'est arrivé à Oscar (Peterson) et ça m'est arrivé. Par contre, dans certaines villes comme Rouyn-Noranda, on ne voulait que des Noirs dans les orchestres. C'était une attraction. Je me souviens qu'un propriétaire de club à Sherbrooke m'avait dit à l'époque: «On prend des Noirs parce que les Blancs ne sont pas capables de jouer ce genre de musique.» Ce qui n'était pas vrai du tout.

M.C.: C'était du racisme à l'envers...

O.J.: Exactement. Dans le temps, à Valleyfield - où j'ai vécu sept ans -, à Granby, dans toutes les petites villes de la province, les gens voyaient ou parlaient à un Noir pour la première fois. Ils n'en avaient vu que dans des films américains.

M.C.: À Montréal, avec des pionniers comme Jackie Robinson, croyez-vous qu'on a été d'une certaine manière en avance sur les Américains?

O.J.: On a eu le premier joueur de baseball noir (qui a atteint les ligues majeures), mais aussi le premier joueur de football (noir dans la Ligue canadienne), Herb Trawick. Des hommes que j'ai eu la chance de rencontrer quand j'étais très jeune. Mon père venait de la Barbade. J'avais 10 ou 11 ans la première fois que je suis allé au stade voir Jackie Robinson.

O.J.: Je me souviens comme mon père était fier. Il m'avait dit: «Peut-être qu'un jour toi aussi tu vas avoir la chance de réussir.» On voyait une ouverture dans le sport, mais aussi dans la musique. Le frère d'Oscar, qui malheureusement est mort à 16 ans, était un grand pianiste classique. Il avait étudié le piano, comme nous, en sachant qu'il n'avait pas de chance de faire carrière en musique classique. Les Noirs n'étaient pas acceptés dans les orchestres symphoniques.

M.C.: Heureusement, les choses ont changé. Les récents événements à Montréal-Nord sont-ils pour vous un rappel que les rapports entre Noirs et Blancs restent tendus?

O.J.: J'ai vécu 46 ans à Montréal-Nord. Ça ne fait même pas un an que j'ai déménagé. J'ai toujours trouvé que c'était un quartier tranquille. Je n'ai jamais eu de problème. Mais j'ai souvent entendu parler de tensions, de petites chicanes à l'école. Mon garçon a grandi à Montréal-Nord. Sa mère est francophone. Il a toujours parlé les deux langues. À l'école, il y avait une grande mixité. La plupart de ses amis n'étaient pas des Noirs.

M.C.: Avez-vous l'impression qu'il y a plus de tensions raciales qu'il y a 30 ans?

O.J.: Peut-être qu'il y en a plus. Mais ce qui est arrivé à Montréal-Nord, c'est difficile de dire si c'est vraiment à cause d'un problème racial. C'est une situation complexe. Le jeune qui a été tué par les policiers, ç'aurait pu être un Québécois de souche. Mais j'ai toujours dit à mon garçon, quand il était jeune: «Si tu sors avec des amis, et que tu es le seul Noir dans le groupe, c'est toi que les policiers vont remarquer.» Mon père me disait la même chose quand j'étais jeune. Il y a beaucoup d'ignorance. Il y a beaucoup de policiers qui ne connaissent pas les Noirs. Ils ne savent pas comment les approcher. Tout ce qui est arrivé dernièrement à Montréal-Nord est très triste. On ne sait pas vraiment ce qui est arrivé, mais la première chose qu'on a dit, c'est que c'était la faute des «races».

M.C.: Ce ne doit pas être très encourageant pour les jeunes...

O.J.: Je vais souvent dans des écoles parler à des jeunes de 12 ou 13 ans. Des jeunes Noirs. Que ce soit dans mon ancien quartier de la Petite-Bourgogne, à Montréal-Nord ou ailleurs. Certains pensent déjà à cet âge qu'ils n'ont pas d'avenir. Ils sont déprimés. Il faut qu'ils sachent qu'il y a une place pour eux dans notre société. Qu'ils ont une chance de réussir. Mais ils doivent aussi savoir qu'il faut travailler pour faire sa place. Ç'a toujours été comme ça. Quand on est noir, il faut travailler plus fort que les autres pour réussir. Peut-être que ce n'est pas la meilleure période en ce moment, mais les choses s'améliorent. Mon garçon n'a jamais eu les problèmes que j'ai eus. Ce n'était jamais dit officiellement, mais je savais, même à l'âge de 10 ans, quand je n'étais pas accepté dans un endroit.

M.C.: Vous restez optimiste pour la suite?

O.J.: Il le faut. Je rencontre des enfants qui ont tellement de talent. Dans toutes sortes de domaines. Les choses vont en s'améliorant. Dans 10 ou 15 ans, ce sera mieux qu'aujourd'hui. À l'époque, mon parrain, qui avait deux diplômes universitaires, cirait des souliers dans des toilettes pour gagner sa vie. Quand je racontais ça à mon garçon, il ne me croyait pas. Il a 50 ans aujourd'hui. Il a fini par me croire. Il ne faut jamais oublier tous les efforts qui ont été faits par d'autres pour améliorer notre sort. Jamais.