Même s'ils portent des hauts-de-forme et semblent parfois sortis tout droit des Belles histoires des Pays d'en haut, les membres de Mes Aïeux sont tous des Montréalais pur béton. C'est pourquoi après avoir exploré le patrimoine de leurs ancêtres, ils reviennent en ville explorer le patrimoine urbain avec un cinquième CD aux couleurs du métro. Portrait de six passagers de l'heure de pointe.

Organique: c'est le guitariste bassiste Frédéric Giroux, qui a lancé le mot pour décrire l'élan naturel et non prémédité qui a habité Mes Aïeux pendant la gestation de La ligne orange, leur nouvel album. En l'entendant prononcer le mot, les autres membres du groupe l'ont immédiatement applaudi, saluant son sens de la formule et la richesse de son vocabulaire. C'est bon ça, mon Fred. On a l'air de vrais intellectuels, ont lancé les autres en riant.

 

Nous étions dans l'antre de la bête. Autrement dit dans le local de répétition du groupe rue Amherst, au deuxième étage d'une coopérative - le St-Phonic - qui réunit dans le même édifice Michel Rivard, Ariane Moffatt et une foule d'autres musiciens. En dépit des succès de Mes Aïeux et du fait que depuis quatre ans, ils peuvent vivre uniquement de leur musique, leur local n'a rien d'un cinq étoiles. Petit, étouffant et bordélique, il ressemble plus à un placard qu'au point de ralliement d'un groupe qui a vendu plus d'un demi-million de disques en carrière.

Pourtant, c'est dans leur joyeux bordel, il y a un an, que les six membres du groupe ont passé des journées entières, heureux comme des poissons dans l'eau, à discuter, à débattre, à s'enflammer ou à s'engueuler au sujet du nouvel album.

Comme seule piste de départ, ils avaient cette chanson sur le Grand Antonio, le pachyderme de la ligne orange mort dans un Provigo près de chez eux, paroles de Stéphane Archambault. Pour le reste, les Aïeux n'avaient aucune idée de la direction, de la destination ni même du moyen de transport qu'ils emprunteraient pour créer ce nouvel album, leur cinquième en 12 ans d'existence.

«Tout ce qu'on avait, ce sont les quelques éléments clés de notre démarche habituelle qui tourne toujours autour de la mémoire, de la revalorisation du patrimoine et de la quête identitaire», explique Marie-Hélène Fortin, la seule fille du groupe et la compagne du parolier Stéphane Archambault.

Personnalités fortes et distinctes

Réunis en demi-cercle dans le fatras de leurs instruments, les Aïeux sont étonnamment disciplinés. Non seulement ils ne parlent pas tous en même temps et s'écoutent les uns les autres, mais ils semblent aussi tous pourvus de personnalités aussi fortes que distinctes. Ici, Stéphane Archambault, l'acteur, chanteur, beau gars et vedette de Rumeurs, leader naturel qui s'emballe et parle d'abondance, mais jamais au point de couper la parole aux autres. Là, son frère Benoît, grand rouquin granole au sourire malicieux et chargé de sous-entendus. Là, Fred Giroux, l'image de branché du Plateau avec ses grosses lunettes néo-nerd et son vocabulaire recherché. Là, Marie-Hélène, la pratico-pratique-no-bullshit. Et là, Éric Duranleau, l'aîné de la bande, qui ressemble à un amateur des Expos égaré dans un champ de marguerites.

Ne manque que Marc-André Paquet, le batteur, absent pour cause d'enfantement. La veille de notre rencontre, sa blonde a en effet accouché de leur premier enfant, portant à six le nombre de rejetons que les membres de Mes Aïeux ont mis au monde depuis qu'ils ont écrit Dégénérations, la chanson phare qui les a aidés à vendre 250 000 exemplaires de l'album Tire-toi une bûche, à toucher l'inconscient collectif québécois en plein coeur, à être invités à chanter sur les Plaines avec Céline et à devenir, malgré eux, les héros des adéquistes qui ont voulu faire de Dégénérations leur hymne national.

Après un tel succès et une telle reconnaissance, comment reprendre la plume, le clavier ou la guitare normalement? Comment résister à la tentation de se répéter? Comment combattre la pression et la peur de décevoir?

«C'est clair qu'au début, quand j'ai commencé à écrire les paroles des nouvelles chansons, raconte Stéphane Archambault, je ressentais la pression de 100 000 personnes perchées sur mon épaule qui me regardaient écrire.»

«Dans des cas comme celui-là, poursuit Fred, le meilleur remède pour se protéger, c'est de revenir à l'essentiel et de faire un album qui nous plaît à nous avant tout. Tant mieux si les autres embarquent, mais à l'étape de la création, c'était de nous qu'il fallait tenir compte.»

ET LA SOUVERAINETÉ?

Résolus à aller de l'avant sans trop se soucier des succès passés, les Aïeux se sont tournés vers leur propre ville pour puiser leurs images et leur inspiration. Pourquoi?

«Pour la bonne et simple raison que c'était la première fois depuis longtemps qu'on n'était pas en tournée, mais en ville à temps plein. Pendant deux ans, on en a profité pour retrouver le quotidien des Montréalais que nous sommes. Et comme on habite tous autour de la ligne orange, que chaque détail des stations fait partie de notre réalité, le concept du métro comme lien est arrivé tout naturellement», fait remarquer Benoît.

C'est ainsi que les chansons sur le Forum, le Stade, le métro et le Grand Antonio se sont mis à débouler autour de la table. La ville, c'était la trame de fond, mais au premier plan, il y avait encore et toujours la quête identitaire d'un groupe de souverainistes qui, comme une partie de leurs congénères, ne savent plus trop à quel saint se vouer. À cet égard, le refrain de la chanson Notre-Dame-du-Bon-Conseil ne pourrait pas être plus éloquent: «J'ai fait le tour de mon pays. Je cherche encore la trace de qui je suis. Ma mie, la fête est fatiguée. Je ne sais plus où aller ni sur quel pied danser.»

«C'est sûr que la souveraineté en ce moment, elle est tablette. C'est comme une bière tiède. On a moins le goût de la boire», dit Stéphane. «Après la religion et la politique, c'est un autre phare qui s'éteint», ajoute Éric. «Oui, mais n'oubliez pas qu'on porte encore les bleus de deux échecs référendaires et que c'est un peu normal qu'on ait de la misère à se relever», plaide Benoît.

Marie-Hélène rappelle que la naissance de Mes Aïeux en 1995 est la conséquence directe du deuxième échec référendaire.

«En 1995, ce qu'on voulait à tout prix, c'était éviter de sombrer dans le marasme de 1980 alors que les chanteurs s'étaient mis à chanter à anglais ou à fuir dans le dance et le disco. Et puis, nous étions habités par la peur de voir notre identité disparaître. On se disait que si on ne réagissait pas, il n'y aurait bientôt plus de culture québécoise. C'est pour ça qu'on a plongé à fond dans notre patrimoine, tout en restant ouverts musicalement à toutes sortes d'influences.»

Les fantômes de Beau Dommage

À l'époque, certains critiques avaient décelé chez Mes Aïeux l'influence de Beau Dommage. Puis, à mesure que Mes Aïeux ont construit leur propre univers musical et adopté une rythmique plus folklorique, la comparaison s'est estompée. Mais avec La ligne orange, les fantômes de Beau Dommage reviennent les hanter. On ne parle pas ici d'imitation, mais bien d'esprit et de filiation.

Avant, la comparaison avec Beau Dommage mettait Mes Aïeux mal à l'aise. Plus maintenant.

«C'est clair que nous avons beaucoup de choses en commun avec Beau Dommage, concède Marie-Hélène. Nous venons tous plus ou moins du milieu du théâtre, comme eux. Notre groupe, c'est une fille et plusieurs gars, comme eux. Dans un grand élan de démocratie, nous avons déjà nous aussi voté à main levée pour une simple harmonie vocale et comme eux, nous sommes soucieux de tout partager de manière parfaitement équitable.»

Fred intervient en levant un doigt malicieux: «Mais il y a une grosse différence entre nous et Beau Dommage. Nous ça fait 12 ans qu'on est ensemble alors qu'eux, c'était fini au bout de quatre ans.»

Impossible de nier une réalité qui fait de plus en plus figure d'exception. À l'ère de l'éphémère, du speed dating et des relations qui ne durent qu'une chanson, comment les Aïeux ont-ils réussi à tenir le coup, dans le succès comme les temps plus difficiles? Les réponses fusent de partout. «D'abord, on n'est pas ensemble 24 heures sur 24», avance Éric. «On n'est pas un groupe qui s'est formé à l'adolescence dans son garage. Nous, on a commencé à faire de la musique dans nos brunchs avec nos blondes», plaide Fred.

C'est Stéphane qui assène l'argument final. «On n'est peut-être pas les plus grands musiciens du monde, mais laissez-moi vous dire que pour la gestion des conflits, y'a pas un meilleur groupe que nous au Québec.»

Sur ces paroles, toute la bande éclate d'un grand rire tonitruant, signe qu'ils n'ont jamais été à l'abri des chicanes et des conflits, mais qu'ils y ont fait face avec une grande santé. Mais, hormis la bonne gestion humaine, leur longévité professionnelle tient aussi au fait que dans Mes Aïeux, tout le monde a le droit de s'exprimer et d'apporter sa musique ou ses paroles au moulin. Personne n'est frustré au plan créatif, tout le monde tire sa bûche et apporte sa contribution. Ainsi en est-il du nouvel album, un trajet de 60 minutes et de 15 chansons sur la ligne où les Aïeux se promènent d'une station à l'autre et d'un compositeur à l'autre avec autant d'inspiration que d'organique unité.

Après deux ans d'absence sur scène, les Aïeux ont hâte de retrouver leur public. Leur tournée québécoise débutera le 3 novembre et filera jusqu'en mai 2009. Comme le nouvel album est un clin d'oeil aux années 60, sur scène, ils troqueront leurs hauts-de-forme et leurs personnages de la chasse-galerie contre des cravates étroites et des complets ajustés façon Beatles d'avant Sergeant Pepper's. Les costumes ne seront peut-être pas les mêmes, mais pour le reste, ce sera la même bande de joyeux lurons et de jeunes Aïeux revenus, comme le dit la chanson, «secouer la paresse d'un pays-promesses et repriser ses rêves avec un fil de sagesse».

 

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MES AÏEUX

LA LIGNE ORANGE

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