Deux des albums les plus attendus de la saison paraissent ces jours-ci: 21st Century Breakdown de Green Day est en vente depuis hier et Relapse d'Eminem sera en magasin mardi. Dans les deux cas, il s'agit d'un retour après cinq ans d'absence. Une éternité, vu la vitesse à laquelle les modes passent. Du point de vue de l'industrie du disque, les parutions de ces deux gros canons est une bonne nouvelle. Pour les États-Unis, c'est moins sûr: Relapse et 21 st Century Breakdown renvoient une image peu reluisante de la société américaine.

Eminem

Toxique désintox

Eminem a eu un impact majeur sur le rap, tant sur le plan créatif que commercial. Son influence n'a toutefois pas été que positive. Son penchant pour la violence verbale (dont les victimes sont souvent des femmes, d'où les accusations de misogynie) et son goût pour la provocation ont même beaucoup nui à l'image du hip-hop, souvent accusé de faire l'éloge du banditisme, de l'homophobie, du sexisme, voire du proxénétisme.

 

Relapse ne va pas racheter Eminem aux yeux de ceux qui n'en pensent déjà que du mal. Son contenu est «explicite», comme le signale l'avertissement placé sur la pochette. Très explicite, même: ce disque est plein de meurtres, de viols, de violence verbale (envers les femmes et les homosexuels, surtout) et mentionne à peu près toutes les sortes de drogues ingérables.

Du déjà vu? Oui, mais Eminem dépasse les limites de la décence d'une manière encore une fois ahurissante. Aucun sujet n'est trop délicat pour lui. Ni les agressions sexuelles que son beau-père lui aurait fait subir, ni l'avortement, ni l'image de l'acteur Christopher Reeve qui, après avoir incarné Superman, a fini sa vie sérieusement handicapé.

Le rappeur campe tour à tour un tueur en série (3 AM), un violeur psychopathe (Stay Wide Awake) et un junkie (My Mom et Hello). Relapse multiplie d'ailleurs les références à son intoxication et sa cure de désintoxication. Puis, dans We Made You, il franchit une autre ligne que peu osent traverser: il se moque de nombreuses célébrités, dont Lindsay Lohan, Amy Winehouse, Britney Spears et Jessica Simpson. Que des filles, oui.

Société intoxiquée

Eminem s'amuse à faire exactement ce qu'il ne faut pas faire. Ou, plus probablement, à faire exactement ce qu'il faut faire pour attirer l'attention. Impossible qu'il n'y ait pas une forme de calcul dans tout ça même si, à la base, on sent que transgresser toutes les règles l'amuse beaucoup. Ce rappeur aime faire le bouffon.

Or, en jouant les psychopathes et en laissant libre cours à sa colère, il témoigne d'une certaine réalité américaine. Au-delà de la caricature, il dépeint une société profondément intoxiquée. Par la violence, par la drogue, par les célébrités. Par sa culture populaire, en quelque sorte. Des dépendances dont il est à fois responsable et victime.

«J'imagine que le moment est venu pour vous de me détester encore», clame Eminem au refrain de Medecine Ball. Moralement, on peut difficilement cautionner la moitié du quart de toutes les choses vicieuses proférées sur ce disque, en effet. Relapse risque de lui attirer plus de nouveaux ennemis que d'amis. Sur le plan artistique, c'est autre chose.

Eminem ne choisit pas ses rimes à l'aveuglette. Il suffit de l'écouter, de l'écouter vraiment, pour constater l'habileté avec laquelle il joue avec les mots, avec leurs sens et leur son. Pour voir combien ses inflexions vocales, son phrasé, ses jeux de voix en font un interprète hors du commun. On n'en voudrait pas comme gendre, mais il faut reconnaître qu'aucun artiste ne sait mieux que lui susciter sourires et frissons d'horreur.

GREEN DAY

Révolte en trois actes

L'arrivée d'Obama à la Maison-Blanche suscite une vague d'espoir aux États-Unis et un peu partout dans le monde, répète-t-on depuis le 4 novembre dernier. Green Day fait partie de ceux que ce changement de garde devrait réjouir. Son opposition à George W. Bush, le trio californien l'a proclamée clairement. Avec sa chanson American Idiot, évidemment, et en participant à une compilation intitulée Rock Against Bush.

Or, 21st Century Breakdown n'est pas vraiment un hymne à la joie. Le décor est celui d'une Amérique en ruine, engagée dans une guerre qu'elle est en train de perdre et où la seule liberté qui reste, celle d'obéir. Un monde que le groupe a présenté comme le chaos laissé par le président sortant.

L'ambitieuse fresque rock (18 chansons rassemblées en trois actes) fait le portrait de deux jeunes qui tentent de tirer leur épingle du jeu dans cet univers pas très enthousiasmant. Gloria, la révoltée qu'on devine militante, représente la seule lueur d'espoir. La seule personne animée par les grands idéaux américains (Last Of the American Girl).

Christian, lui, se révèle franchement plus nihiliste. Il parle de sa génération comme d'une bande de «zéros», comme des «désespérés» élevés par «les bâtards de 69» - les baby-boomers n'ont pas fini d'encaisser les remontrances de ceux qui les suivent. Christian retourne sa colère contre lui-même et sombre dans l'autodestruction.

21st Century Breakdown n'est pas une thèse de doctorat sur l'infiltration du religieux dans le politique ni un exposé détaillé sur l'étendue du pouvoir corporatiste. La critique sociale portée par ce disque n'est pas articulée clairement. Elle est plutôt fuyante. Elle se dégage des images et des vers qu'on attrape au vol, des liens qu'on décide de tisser entre eux. Ça reste du rock, quoi. Du rock garage pris d'idées de grandeur, capable de mêler avec agilité ses racines punk et ses envies pop au souffle épique des grands albums concept des années 70.

Un idéal

Que retient-on de cette plongée dans une ère chaotique et cacophonique (Static Age)? Un idéal. Très punk, celui-là: la nécessité de couper avec la masse lobotomisée, les religieux charlatans et l'establishment corporatiste. Manifester peut être pathétique, comme le signale Christian dans Murder City, mais ce qu'affirme Green Day, ce n'est ni plus ni moins que l'urgence de se révolter. On n'aurait jamais cru la chose possible, il y a 15 ans, quand on dansait comme des demeurés sur l'inoffensive When I Come Around.