Que j'en ai passé des après-midi dans les boutiques de disques d'occasion du Plateau! Des années durant, hiver comme été, je répétais le même rituel: je descendais au métro Sherbrooke, faisais un arrêt à l'Échange de la rue Saint-Denis, allais inspecter les rayons de Primitive et remontais sur l'avenue du Mont-Royal fouiner à l'Échange, au Tuyau musical, au Marché du disque et au Fox-Troc. Une marche de santé de laquelle je rentrais épuisé et le sac plus lourd de quelques CD.

Ce parcours, je l'ai refait il y a cinq ans. Pas pour magasiner, mais pour demander aux disquaires s'ils craignaient la tempête qui frappait l'industrie du disque. De 1999 à 2004, les ventes d'albums avaient chuté de près de 25%, selon l'Association canadienne de l'enregistrement. Les grands disquaires tassaient les CD pour bourrer leurs étalages de DVD. Le marché du disque d'occasion sera la prochaine victime, présupposais-je.

 

Or, avenue du Mont-Royal, le moral des troupes était encore bon à l'époque. «Si j'étais dans le disque neuf, je serais bien malheureux», m'avait dit Yves Charbonneau, propriétaire de l'Échange. La boutade était révélatrice. La légère baisse des ventes qu'il disait constater n'avait rien à voir avec la dégringolade des ventes de CD neufs. «On est toujours en retard sur le marché du disque neuf, avait-il précisé. Les contrecoups viennent toujours plus tard dans notre marché.»

Cinq ans après, la situation a évolué. L'Échange de la rue Saint-Denis s'apprête à fermer ses portes. Le Tuyau musical a mis la clé dans la serrure l'an dernier. L'Idée Fixe a fermé trois de ses magasins. C'Dément, rue Sainte-Catherine, a aussi disparu. L'augmentation des coûts d'exploitation (loyer, taxes, etc.) a joué un rôle dans la fermeture d'au moins deux de ces boutiques. Est-ce le début de la fin pour les vendeurs de CD d'occasion? Pas si sûr.

Les disquaires de l'avenue Mont-Royal tiennent bon. Seuls Free Son, spécialisé en métal et en rock progressif, et le Marché du disque disent trouver la situation plus difficile. Comme dans le marché du neuf, le développement du créneau DVD contribue à combler la baisse des ventes de disques d'occasion. Partout, les acheteurs se font plus pointilleux. «Il faut être plus vigilant dans nos achats», explique toutefois Denis Turp, de l'Échange Mont-Royal.

L'atout des disquaires d'occasion, selon lui, c'est qu'ils comblent un vide. «On possède un fonds que les marchands de disques neufs ne tiennent pas», dit M. Turp. Ce n'est pas la pop jetable qui fait vivre ce genre de boutique, mais la musique dite de niche: classique, contemporaine, opéra, jazz, métal, rock indépendant, etc. «La personne moyenne qui aime Rihanna, elle va le télécharger, pas l'acheter en magasin», juge Sébastien Marcoux, du Marché du disque.

Plus que jamais, les boutiques de CD d'occasion visent les mélomanes. Faire des choix pointus serait donc un gage de survie, voire de croissance. Il y a cinq ans, La Bouquinerie du Plateau ne possédait qu'un petit rayon de disques, tout au fond. Son stock a considérablement augmenté.

Caroline Leblanc, responsable de la musique, précise qu'elle se montre très sélective. «En musique du monde, on ne va pas acheter du Natacha Atlas, mais plutôt de la musique égyptienne des années 50», illustre-t-elle. Apparemment, sa stratégie est payante. Elle ne sent pas de décroissance des ventes. «Au contraire», dit-elle. L'augmentation des ventes ne serait pas «fulgurante» mais néanmoins réelle.

Elle ne s'en fait pas pour l'avenir. Denis Turp non plus. «Tant que l'industrie va produire des CD, on va en vendre. Et même après», dit-il. La pérennité du vinyle auprès des mélomanes laisse effectivement croire que le CD a encore de beaux jours devant lui dans le marché de l'occasion.

Marc Prudhomme, chez Fox-Troc, fait aussi preuve d'un optimisme mesuré. La petite entreprise familiale est bien implantée, elle gère son stock de manière serrée et a des clients réguliers. «Il y a encore des jeunes qui viennent et je trouve qu'ils ont du goût, qu'ils sont allumés, dit-il. Ça fait plaisir à un vieux disquaire!» La situation n'est pas rose, mais l'avenir n'est pas forcément sombre, selon lui. «Il y aura toujours de la place pour les vrais disquaires et les vrais amateurs de musique.»