En avril dernier, quelques semaines après la sortie de son excellent disque Bleu pétrole, on apprenait que le chanteur français Alain Bashung souffrait d'un cancer du poumon. Tout en suivant des traitements de chimiothérapie, Bashung a décidé de monter sur scène, d'abord à l'Olympia et en tournée. C'est à l'Élysée Montmartre de Paris qu'il se produit jusqu'à demain. Affaibli, il donne un ou deux spectacles par semaine, a dû en annuler un dernièrement... Marie-Christine Blais tenait absolument à voir son idole et a pris trois jours de congé juste pour assister au spectacle du chanteur rock français le plus important de l'heure.

Vendredi, 5 décembre. Je passe devant la salle de spectacle l'Élysée Montmartre, boulevard Rochechouart à Paris, où je vais avoir le privilège de voir Alain Bashung en spectacle le surlendemain. Appuyé à la porte, un membre de l'équipe de production fume une clope... et va gentiment m'expliquer que, non, il n'y aura pas d'affiche à vendre, mais qu'il en pose une vingtaine tous les soirs, qu'elles sont fixées très légèrement, qu'on n'à tirer un petit coup pour en décrocher une, que, de toute façon, il n'en reste aucune aux murs après la représentation...

 

Dimanche, 7 décembre. Mon affiche décrochée dans les toilettes des femmes dans les mains, les joues luisantes de larmes, je le vois enfin. Alain Bashung, frappé par le cancer, décharné, titubant, la tête chauve dissimulée sous un chapeau de feutre, les yeux comme toujours cachés par des lunettes de soleil, des lunettes de projecteur. Alain Bashung, magnifique de dignité et de grâce. Comment va-t-il faire pour chanter, pour bouger, tout semble le blesser - mon Dieu, il a l'air tellement plus faible que sur les vidéos sur YouTube, tournées il y a à peine un mois?

La réponse est dans le spectacle: pendant près de deux heures sans interruption, Bashung va être littéralement porté par la musique, momentanément guéri par la beauté de la guitare, du violoncelle, de la basse et de la batterie conjuguées, élevé au-dessus du sordide par la qualité de son répertoire, par le rock, par son amour sans fond pour la musique. Et la foule qui se presse devant la scène sait qu'il voit là un grand seigneur, un prince ébranlé aux gestes élégants - oh, ses mains longues et fines qui parfois montent vers le ciel, parfois tranchent le micro comme s'il s'agissait d'un cou -, un artiste de la trempe de Bob Dylan et de Leonard Cohen... Juste plus fragile, plus menacé par le temps qu'eux. C'est Johnny Cash, c'est Elvis Presley, mais avec en plus le français, celui de Gainsbourg, de Manset, de Boris Bergman, de Jean Fauque...

La soirée sera parsemée de purs moments de grâce: les pas de danse du frêle Alain, comme un équilibriste sur un fil de fer qui se déroberait, pendant Légère éclaircie; sa voix de colère pendant Samuel Hall; le sens nouveau qu'il donne aux paroles de Happe («Peu à peu, tout me happe, je me dérobe, je me détache, sans laisser d'auréole»); l'interprétation poignante de Mes bras; la pure poésie qu'il instille à Vénus; son jeu à la guitare pendant Comme un lego en ouverture de spectacle, à l'harmonica pendant À perte de vue; sa voix, belle et unique et intouchée; son intelligence du texte, sa gestuelle précise, son sens de la mise en scène, aussi solides que chez Brel - ô ironie de voir leurs deux destins se ressembler au point de souffrir de la même ultime maladie.

Et puis, comme un cadeau, comme un coup de poignard, pour la première fois de ma vie, je le vois interpréter sur scène ma chanson préférée, Volontaire, trempée dans le rock chauffé à blanc, la fuite dans l'excès...

Le spectacle sera fait de tout cela et de bien plus. Dans des éclairages très forts, appuyé par des musiciens impeccables et respectueux de leur maître, Bashung sera Bashung encore une fois. Que ce soit pour chanter Everybody's Talkin' de Harry Nilsson («Dans les années 70, j'ai vu le film Macadam Cowboy et j'ai entendu cette chanson, que je vais vous chanter, si vous le voulez bien...»), pour entonner la déchirante To Bill avec sa femme Chloé Mons, pour chanter encore une fois Vertige de l'amour («C'est maintenant un animal préhistorique, mais je l'aime bien...»), pour nous dire «Il y a de ces chansons qui vous donnent envie de faire de la musique» avant de jouer à la guitare la première strophe de Blowin' in the Wind de Dylan et de la jumeler sans complexe, et avec raison, à Osez Joséphine qui va mettre le feu à l'Élysée Montmartre...

Bashung sera de nouveau en spectacle dans quelques mois, si la vie le veut. Mais comme rien n'est acquis, à la toute fin, dimanche, après un Malaxe implacable de rock, Bashung remerciera pour cette soirée ses musiciens, ses techniciens «et surtout vous, merci de m'avoir permis de chanter pour vous», avant de nous saluer bien bas, nous, public hurlant d'enthousiasme, applaudissant à tout rompre. Vertige de l'amour, vertige de la mort... Le prince est fatigué, malade et faible, mais jusqu'au bout, il reste le prince. Le mien.

 

ALAIN BASHUNG

Élysée Montmartre Décembre 2008

Comme un lego

Je t'ai manqué

Hier à Sousse

Volontaire

Mes prisons

Samuel Hall

Vénus

La nuit je mens

Je tuerai la pianiste

Légère éclaircie

Mes bras

À perte de vue

Happe

J'passe pour une caravane

Everybody's Talkin'

Blowin' in the Wind/ Osez Joséphine

Fantaisie militaire

RAPPEL

Madame rêve

To Bill (avec Chloé Mons)

Vertige de l'amour

Malaxe