Vingt ans après la mort de la passionaria de la chanson québécoise Pauline Julien et à quelques jours de la sortie du documentaire Pauline Julien, intime et politique, notre collègue Marie Bernier nous parle de sa grand-mère.

Je n'ai pas son regard fauve ni sa chevelure rougeoyante. Je n'ai pas sa voix non plus. Et je ne sais pas encore si j'ai hérité d'un peu de son audace, celle avec laquelle, dans la jeune vingtaine, elle est entrée sans invitation dans le bureau de Maurice Duplessis, alors premier ministre, pour solliciter une bourse afin d'étudier l'art dramatique à Paris. Il a accepté.

Pauline Julien est ma grand-mère. Je l'écris au présent malgré sa mort il y a 20 ans. Car lorsqu'on laisse tant de traces, de chansons, d'écrits, on ne cesse pas tout à fait de vivre. Et si l'écho de sa voix était ténu dans les dernières années, avec cet anniversaire et les différents hommages qui lui sont rendus pour l'occasion, il résonne particulièrement ces temps-ci.

Je n'ai pas connu la Pauline que l'on célèbre aujourd'hui. Celle qui brûle les planches, la Pauline passionaria de tous les combats. Cette Pauline, je l'ai rencontrée dans les vidéos d'archives et les témoignages, évidemment. Mais ma Pauline, celle qui m'a accompagnée jusqu'à mes 10 ans, était fragile.

Ce n'est pas un secret. À la fin de sa vie, il lui était devenu difficile de communiquer. Quelque part entre le cerveau et la bouche, les mots refusaient d'avancer. Quand ils finissaient par arriver, ils se faisaient entendre dans le désordre, quand ils ne s'étaient pas fait remplacer par d'autres mots qui se fichaient carrément du contexte.

Les traîtres. Les mots qu'elle avait chantés, écrits ou scandés se moquaient bien maintenant de bousiller ses conversations, des plus simples aux plus importantes.

Elle voulait dire « Je vais à l'épicerie », mais à la place, elle disait : « Je cherche la voiture. »

Elle voulait dire « Prends-moi dans tes bras », mais c'est « Pamplemousse » qui sortait.

Elle voulait dire « Je n'en peux plus », « J'ai peur », mais elle n'en était pas capable.

J'ai appris ce qu'était l'aphasie avant de maîtriser mes tables de multiplication.

LA TRANSMISSION

Le hasard, la vie, ou quelque chose comme ça, fait en sorte que 20 ans presque jour pour jour après que ma grand-mère a décidé qu'elle en avait assez, son premier arrière-petit-enfant s'apprête à naître.

Dans les dernières semaines, alors que je m'arrondissais tranquillement, je me suis beaucoup interrogée sur la transmission. Sur ce que mon enfant allait conserver de Pauline, mais aussi sur ce qu'elle pouvait encore dire à ma génération et au public. Que signifie Pauline Julien aujourd'hui ?

À mes yeux, son histoire est une histoire d'insoumission. Avoir des convictions signifiait pour Pauline refuser de chanter pour la reine Élisabeth II lors de sa visite au Canada en 1964. Interrompre un sommet international en 1969 pour crier « Vive le Québec libre ! ». Puis, en octobre 1970, être emprisonnée pendant une semaine en vertu de la Loi sur les mesures de guerre. Se tenir debout, toujours. Pauline peut encore montrer aujourd'hui ce que veut dire l'engagement, quelle que soit la cause.

Et si elle avait une fleur de lys à la place du coeur, Pauline ne s'est jamais laissé séduire par le radicalisme. Tout au long de sa carrière d'artiste et de militante, elle s'est régulièrement adressée à la communauté anglophone pour expliquer, dans une langue qu'elle ne maîtrisait pas tout à fait, ses amours politiques.

Ne pas rompre le dialogue, continuer d'échanger, malgré des opinions aux antipodes, voilà un autre des enseignements, bien utile par les temps qui courent, il me semble, que l'on pourrait tirer de ma grand-mère.

Mais Pauline se permettait d'être furieusement imparfaite. Elle pouvait avoir des certitudes tout en étant criblée de doutes. Elle pouvait aimer un homme, son Gérald, pendant plus de 30 ans tout en partageant des moments avec d'autres. Elle pouvait partir en France avec un pot de Cheez Whiz dans sa valise. Et elle a vécu aussi intensément que possible, avant de décider que c'était terminé, de tirer le rideau sans un dernier salut.

C'est tout ça, Pauline. Une farouche indépendance d'esprit, un paradoxe, et une âme qui tendait vers la tendresse, bien sûr.

Alors qu'importe si je n'ai pas ses yeux, ni ses cheveux, ni sa voix. J'ai ce bagage avec moi, ce legs de liberté et de passion. Tous ceux qui se la rappelleront ou qui auront envie de la découvrir cet automne au cinéma, en musique ou au théâtre porteront aussi ce bagage. À nous de décider du voyage.

Pauline Julien, intime et politique  

Extraits d'entrevues, d'événements politiques et de spectacles, puisés dans un riche fonds d'archives, le documentaire de Pascale Ferland « nous entraîne dans le sillage de cette femme résolument libre et engagée, selon le site de l'ONF. Une figure emblématique de la chanson et d'une époque charnière de l'histoire du Québec ». (En salle le 21 septembre)

Crédit : Jean Bernier.

Marie Bernier et Pauline Julien.

Photo Alexis Aubin, collaboration spéciale

Photo prise lors du concert La Renarde, sur les traces de Pauline Julien au Théâtre Maisonneuve dans le cadre des FrancoFolies. Sur la photo : lecture du texte de présentation par Pascale Galipeau et Marie Bernier, la fille et la petite-fille de Pauline Julien.