L'étrange, curieux et fascinant clip Whack World de la rappeuse Tierra Whack suscite le buzz cet été aux États-Unis. Les médias, l'industrie et des artistes tels que Jay-Z, Flying Lotus et Solange Knowles font partie des admirateurs de la chanteuse et performeuse de 22 ans. Or, c'est le petit studio de production montréalais Gentilhomme qui est derrière ce clip de 15 minutes qui fait jaser. Décryptage.

Le buzz

Depuis sa sortie le 30 mai dernier, Whack World a été vu plus de 1 375 000 fois, uniquement sur YouTube, en plus de faire l'objet d'articles élogieux dans le New York Times, le Guardian, le New Yorker et le W Magazine, entre autres. Il a été réalisé par les Montréalais Thibaut Duverneix et Mathieu Léger, avec John Londono aux images, secondés par l'équipe de création et production de Gentilhomme.

Thibaut Duverneix, rencontré quelques heures avant qu'il ne s'envole vers le Mexique pour tourner une pub de Corona, n'est pas peu fier de son bébé. Lui qui carbure aux projets fous voit désormais s'ouvrir grand les portes de nos voisins du Sud.

« On a plein de projets variés, qui vont de l'installation permanente pour un musée à des clips et des films multimédias », dit le créateur, dont la liste de clients comprend aussi Elton John, Madonna, Moment Factory, le Cirque du Soleil et l'Orchestre Métropolitain.

Les femmes et le rap

D'entrée de jeu, Gentilhomme a proposé à l'artiste rap de lui donner un côté plus jeune femme libérée que fille sexy, s'éloignant de l'univers érotique, presque porno, des Nicki Minaj et compagnie. Dans la pièce Bugs Life, par exemple, la chanteuse a le visage défiguré par une piqûre d'insecte, nous disent les paroles. Dans Cable Guy, elle est assise dans son salon en robe de chambre et bigoudis ; puis dans Hookers, elle a un look de star, avec manteau de fourrure blanc, verres fumés et cheveux lissés. « On a tout de suite convenu qu'il n'y aurait rien de sexualisé, vulgaire, provocant dans l'esthétique, dit Duverneix. C'est rare qu'une chanteuse hip-hop accepte de ne pas avoir un look hyper sexy d'un bout à l'autre. Pour nous, c'était important de l'emmener ailleurs, de l'éloigner des clichés, en ajoutant une saveur art contemporain à son univers. Tierra a tout de suite embarqué dans le concept. Elle est très professionnelle, travaillante et très focus. »

Le tournage

Avant de réaliser le clip de son premier album, Thibaut Duverneix ne connaissait pas du tout Tierra Whack.

Mais l'artiste, qui avait vu et aimé son travail, a demandé à son producteur à Los Angeles d'appeler chez Gentilhomme pour proposer de réaliser le clip de 15 minutes, avec tel budget et peu de temps. « C'est un projet fou, épique ! dit Duverneix. On a eu deux semaines de préproduction, puis à peine deux jours de tournage. Tout s'est fait ici. L'entourage de Tierra est venu de Philadelphie, et les producteurs, de Californie. On a réalisé 15 chansons d'une minute chacune [la durée maximum d'une vidéo sur Instagram]. » Elles s'enchaînent avec un scénario, une musique et un décor différents. « Ça allait très vite, car on avait peu de temps de tournage, une demi-heure par tableau. Une seule prise. Et chaque heure, entre chaque scène, on devait changer le look, la coiffure, les costumes et le maquillage de Tierra. Dans la pièce Bugs Life, elle porte une prothèse qui a demandé plus de trois heures de maquillage ! »

L'esthétique du clip

Gentilhomme a eu carte blanche pour la direction artistique. Les transformations de la chanteuse, voire les métamorphoses, rappellent les mises en scène de l'artiste Cindy Sherman. D'ailleurs, Duverneix a fait des études aux Beaux-Arts puis en design graphique. « J'ai voulu donner une facture léchée, art contemporain, tout en gardant un côté ludique et tordu. Gentilhomme est une petite fabrique qui fait de gros projets, du haut de gamme avec une facture artisanale, un peu comme les créateurs de haute couture en mode, explique ce Français d'origine, tombé amoureux du Québec et d'une Québécoise. Même dans notre nom, Gentilhomme, il y a une référence à la noblesse, mais avec un côté pirates, mercenaires. »

En avant la musique

Tierra Whack a d'abord écrit de la poésie avant d'ajouter de la musique sur ses mots. Elle dit que c'est grâce à Lauryn Hill, son « idole » dont elle fera la première partie à Philadelphie du concert de la tournée du 20anniversaire de l'album The Miseducation of Lauryn Hill, qu'elle est devenue chanteuse. Le succès de son premier album correspond à une nouvelle « girl power » dans l'univers très « mâle alpha » du rap et du hip-hop, avec des interprètes comme Cardi B, Lizzo, CupcakKe et bien sûr Nicki Minaj. « Je veux voir plus de femmes se joindre à la vague, avoir la chance de briller et de se faire connaître », a confié la chanteuse au New York Times.

Au journal britannique The Guardian, Whack confie avoir toujours refusé d'être mise dans une case. « À l'adolescence, on me disait : tu dois te spécialiser dans une seule chose. Si tu chantes du rap, tu fais seulement ça. Mais je ne veux pas. Un jour, je peux écrire une chanson rap, puis le lendemain une pop, et le surlendemain une toune rock ou R & B. »

En cela, elle partage la philosophie des têtes créatives de Gentilhomme qui prônent le mélange des genres et la contamination des styles, le message avant le médium.

Arrêt sur images

Malgré leur « brièveté », dans chacune des chansons de Whack World, l'artiste nous fait passer rapidement d'un univers à l'autre. Si le décor est différent, ils ont tous un côté ludique, tordu, surréaliste.

Dans Black Nails, l'artiste affiche les paroles d'une chanson inscrites sur son vernis à ongles.

Dans 4 Wings, elle commande pour emporter au comptoir d'un snack-bar glauque et insolite.

Dans Pet Cemetery, elle est couchée dans un cercueil, en deuil de ses chiens. « My dog had a name/Keepin' his name alive », chante-t-elle sur un fond de jappements de chiots.

Dans Fruit Salad, elle s'entraîne sur un tapis roulant en mangeant goulûment des fruits. Elle a dit aux gens de Gentilhomme qu'elle voulait s'entraîner, mais rester grosse !

Photo André Pichette, Archives La Presse

Le fondateur et réalisateur multimédia Thibaut Duverneix, de l'entreprise Gentilhomme