Dans l'ancien restaurant de Saint-Placide qu'il a converti en atelier de travail, Gilles Vigneault est à genoux devant un tableau sur lequel il improvise un quatrain en vers de sept pieds sur un thème qu'on vient de lui suggérer: la lumière. Derrière lui, huit jeunes auteurs-compositeurs observent ce professeur de 88 ans qui n'a cessé de les impressionner par sa vivacité d'esprit, son humour et sa vitalité depuis le début de la semaine.

Tous, d'Alex Nevsky à Vincent Vallières en passant par Catherine Leduc, Carole Facal, Fanny Bloom, Geneviève Binette, Antoine Corriveau et Daniel Boucher, étaient venus à la rencontre d'un monument de la chanson qui avait des choses à leur apprendre. Ils ont découvert un homme généreux et intarissable sur le sujet de l'écriture et de la langue française qui, leur a-t-il dit, est «un vieux professeur qui va [leur] apprendre tout le reste».

Ils sont débarqués le dimanche précédent dans le petit village où monsieur Vigneault a élu domicile il y a de ça plusieurs années. C'est déjà vendredi, jour de leur dernier atelier d'écriture. Le lendemain soir, ils donneront devant un public restreint une «séance» au cours de laquelle ils devront tous chanter une chanson de leur répertoire, réciter un poème appris par coeur et livrer un texte, avec ou sans musique, qu'ils ont écrit pendant cette semaine trop courte.

C'est la sixième fois - la troisième à Saint-Placide - que Gilles Vigneault tient cet atelier d'écriture qu'il a créé à Natashquan à l'été 2010 et qui a déjà accueilli Klô Pelgag, Émile Proulx-Cloutier, Lisa LeBlanc et Patrice Michaud. À l'époque, les participants provenaient des concours de chansons. Cette fois, les huit artistes sélectionnés par la Société professionnelle des auteurs et des compositeurs du Québec (SPACQ) ont plus de métier. Certains comptent même parmi les vedettes établies de la chanson québécoise.

«Ils ont un peu plus d'années d'expérience et on peut aller un peu plus loin, ils sont déjà sur roues», nous dit Gilles Vigneault dans la petite cuisine pendant que ses élèves font un exercice écrit qu'il leur a commandé. «Ce qui est le plus intéressant dans ce groupe-là, c'est leur humilité malgré le succès, ajoute-t-il. Ils ont autant de prix que moi j'en ai eu et ils sont disposés à apprendre.»

La maladie des dictionnaires

Pour ce faire, leur hôte leur a fourni des outils: pas de téléphone ou de tablette, mais plutôt une anthologie de la poésie française, un dictionnaire de rimes et un cahier pour prendre des notes et coucher leurs écrits. Ce jour-là, il insistera comme il l'a fait depuis le début de la semaine sur l'importance d'avoir sous la main de bons dictionnaires français, même les anciens parce que «même les mots qui n'existent plus vous seront utiles». Il a lui-même la «maladie des dictionnaires» latins, anglais, espagnols, suédois, polonais et tutti quanti dans lesquels il s'amuse à trouver des mots qui ont une parenté avec ceux de sa langue. Comme le kjod norvégien qui, a-t-il découvert, est l'équivalent de la quiaude à base de morue que préparait sa mère.

Le prof, qui aime bien passer «du coq au marsouin», multiplie les anecdotes et pousse la chanson quand on ne s'y attend pas. Il parle d'un rare souper fort sympathique partagé avec Leonard Cohen, puis se lance l'instant d'après dans Les algues, l'une de deux chansons de Félix qu'il a apprises par coeur et chantées en public.

Il prodigue à ses stagiaires toutes sortes de conseils: soyez exigeants, ayez une tenue de scène qui va vous identifier et qui va témoigner du respect pour les gens dans la salle qui se sont habillés pour venir vous voir, n'ayez pas peur du silence que vous imposez aux gens qui vous écoutent...

«J'ai hâte de vous voir en spectacle. Et méfiez-vous, je vais y aller!», lancera-t-il à son jeune auditoire à la fin de la journée.

Écrire encore et encore

Pour corriger leurs lacunes, il leur suggère la curiosité et «une soif de connaître inextinguible». Il insiste surtout sur l'importance d'écrire encore et encore pour se faire une musculature: écrire une lettre à la main à une personne à qui on a envie de dire des choses, écrire un poème, un texte de chanson, tenir un journal.

«En latin, on dit nulla dies sine linea: pas une journée sans écrire», note Gilles Vigneault. 

«Un jour où je n'ai pas écrit la moindre strophe, c'est pas qu'un jour perdu, c'est une catastrophe! C'est pas du Pline l'Ancien, c'est du Vigneault le Vieux!»

Chacun son tour, les huit auteurs-compositeurs viennent lui montrer les quatrains sur le thème de la lumière qu'ils ont pondus. Il les lit attentivement, fait des commentaires, suggère une rime à l'une, un mot à l'autre ou se met à chanter le texte qu'il a sous les yeux en improvisant un air: «Y'a de la musique dans le sept-pieds!»

Autour de la grande table où est également assise Mouffe, l'indispensable complice de monsieur Vigneault depuis le début de cette belle aventure, Antoine Corriveau et Catherine Leduc se montrent leurs textes. Le prof félicite Daniel Boucher pour ses deux quatrains «parfaits» inspirés d'un livre de Verlaine qu'il a aperçu couché sur une rangée d'autres bouquins dans la bibliothèque. «Il n'aurait pas été capable de faire ça en arrivant ici lundi passé», ajoute-t-il en invitant Boucher à aller retranscrire son texte au tableau pour que tous puissent en juger.

À Natashquan, en 2010, Gilles Vigneault avait exprimé le souhait que quand il serait temps de «changer le chauffeur» de cette locomotive qu'il a mise sur les rails, des collègues à lui s'investiraient dans ce travail de transmission. Sept ans plus tard, il est toujours en poste. Et ça le passionne tout autant.

«Je ne sais pas si je vais le faire l'an prochain, ça dépend de la santé, nous dit-il. Pour le moment, je souhaite le faire.»

PHOTO ÉDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

De gauche à droite: Fanny Bloom, Mouffe (complice de Gilles Vigneault pour ces ateliers), Carole Facal, Daniel Boucher, Gilles Vigneault, Geneviève Binette, Vincent Vallières, Catherine Leduc, Alex Nevsky et Antoine Corriveau.