Voici, par ordre chronologique, six albums marquants du regretté Leonard Cohen.

Songs of Leonard Cohen, 1967, Columbia 

La première chanson du premier album dresse la nappe cohenienne: il y est question de désir, de fantasme et aussi de l'incarnation terrestre du dieu judéo-chrétien observant la condition relationnelle de l'humain : « And you know that she will trust you/ For you've touched her perfect body with your mind/And Jesus was a sailor when he walked upon the water/And he spent a long time watching from his lonely wooden tower ».  Suzanne, personnage mi-cinglée comme le dit la chanson, inspiré d'une Québécoise francophone bien réelle comme on le sait, marquera l'imaginaire mondial. Leonard sera le poète de la péremption du désir et du sentiment amoureux, de la désertion, de la rupture, mais aussi d'une insatiable fascination pour le genre féminin. Ce premier album de Leonard Cohen est traversé par son rapport aux femmes : So Long Marianne, Hey That's No Way To Say Goodbye, Sisters of Mercy,  Winter Lady mais aussi des textes au-delà des femmes, on pense à Master Song qui illustre l'intérêt de Cohen pour les guides spirituels et autres grands maîtres évoluant au-dessus de la mêlée. Voilà un album de chansons à peu près parfaites, dominées par le texte bien que coiffées d'arrangements très sobres, de choeurs  féminins (déjà une marque de commerce) et de sobres guitares acoustiques.

Songs of Love and Hate, 1971

Avalanche, première chanson au programme, dépeint parfaitement ce magma d'amour et de haine ressenti au plus fort de la rupture des rapports intimes. À ce titre, Leonard est déjà un champion !  S'ensuit Last Year's Man, soit le tableau d'un crépuscule triste et pluvieux, la dernière année d'un homme possiblement parti au combat ou paumé dans les méandres contradictoires des écrits sacrés. 

Plus loin, Famous Blue Raincoat met en scène un homme en train d'écrire au bout d'une nuit de décembre, s'adressant à celui qui portait l'imperméable bleu, et avec qui sa compagne l'a trompé. Voilà un triangle amoureux magistralement évoqué par l'artiste montréalais. Chanson à boire et à dégueuler, la fielleuse et rigolote Diamonds in the Mine est ensuite grognée par le soliste et entonnée par ses anges choristes. Par ailleurs, une Jeanne D'Arc modernisée confie dans sa fuite une grande lassitude pour les combats violents. Cet album folk aux guitares prédominantes est poli par une réalisation (Bob Johnston) et des orchestrations généralement discrètes (Paul Buckmaster) sauf exceptions - on pense entre autres à Dress Rehearsal Rag.

Various Positions, 1984 

Cet album fut réalisé par John Lissauer, à qui l'on doit le fort bon New Skin for The Old Ceremony dans les années 70. Nous sommes au début de l'assomption néo kistch de Leonard Cohen, période où le clavier de bar salon et les imitations de boîtes à rythmes s'immiscent étrangement dans l'instrumentation et les arrangements folk, sans pour autant négliger les compléments de cordes et le cortège des voix féminines. La voix du chanteur fréquente des fréquences plus basses qu'auparavant (cap sur l'outre-tombe!) , ce mélange synthétique-organique avec pointes celto-country-appalachiennes (Coming Back to You, Heart with non Companion) devient une facture assumée même si décriée par certains. La force des mots, le raffinement des mélodies et l'efficience de l'organe vocal l'emportent néanmoins sur toutes considérations périphériques. À preuve, la splendide Hallelujah demeure aujourd'hui un autre des chefs-d'oeuvre de Leonard, parabole chansonnière ou le référent sacré s'entrechoque avec les pauvres mortels : « your faith was strong but you needed proof/ you saw her bathing on the roof... » De Various Positions, on retient aussi la tendre Dance Me to the End of Love, la bienveillante Hunters Lullabye, la fébrile The Law, on en passe.

I'm Your Man, 1988

First We Take Manhattan tranche avec ce qu'on connaît de Leonard Cohen. Il y est question d'une invasion de Manhattan et Berlin, les attaquants y sont guidés par  la beauté des armes et la caution divine, texte annonciateur de la période qui s'amorçait alors et qui perdure aujourd'hui. Un peu plus loin, une Jazz Police surréaliste et futuriste exerce une étrange répression, métaphore sur la standardisation de l'art et de l'arrivée en force de la rectitude politique. Cette plongée dans l'avenir n'est certes pas une diversion; Cohen aura tôt fait de retrouver sa thématique préférée, cette maladie d'amour qu'il aborde alors avec une charge supplémentaire d'humour  -  It Ain't No Cure for Love, I'm Your Man et autres Take This Waltz sont de superbes chanson d'amour et de séduction courtoise. Qui plus est, l'autodérision subtile se trouve à tous les étages de Tower of Song, autre classique : « I was born like this, I had no choice / I was born with the gift of a golden voice/ And twenty-seven angels from the Great Beyond. » Plusieurs réalisateurs ont oeuvré au plus synthpop des albums défendus par Leonard Cohen : Roscoe Beck, Jean-Michel Reusser, Michel Robidoux contribuent à créer un enrobage plus claviers que jamais auparavant, typique des années 80, sans négliger pour autant les voix féminines si chères à Cohen.

The Future, 1992

Le faste de cette production tranche avec la décennie précédente, les arrangements ont rarement été aussi généreux, éloquents et soignés dans l'entière discographie de l'artiste : cordes, cuivres, anches, claviers, percussions, choristes profanes et spécialistes du chant sacré concourent à ériger un folk-rock de chambre mâtiné de country, folklore celtique et gospel afin de servir les mots de The Future, superbes mots où la chose amoureuse doit s'exprimer dans un contexte inquiétant, néanmoins lucide et visionnaire. « From the wells of disappointment where the women kneel to pray/For the Grace of God in the desert here/And the desert far away/Democracy is coming to the U.S.A. » pose-t-il dans Democracy. Cohen dépeint un avenir sombre, des populations humaines ravagées par la désintégration sociale et le retour des dérives autoritaires « Give me crack and anal sex/Take the only tree that's left and stuff it up the hole in your culture/Give me back the Berlin Wall/Give me Stalin and St. Paul/I've seen the future, brother: It is murder. » Et dire que sa mort coïncide avec la concrétisation de ces visions mises en rimes il y a un quart de siècle!

You Want It Darker 

Au programme du quatorzième et dernier opus studio de Leonard Cohen, huit chansons testamentaires, synthèse ultime de sa pensée et de son génie chansonnier. L'octogénaire n'a pas emprunté de nouveaux chemins poétiques, il a plutôt distillé la liqueur ultime de son art, sauf l'usage de l'autodérision et de l'humour pince-sans-rire qu'on lui connaît...nettement moins présents aux portes de l'éternité. L'éternité? La tension entre l'envie sincère de souscrire au principe de Dieu et la déception d'en envisager l'inexistence atteint ici son paroxysme. La noirceur de la condition humaine, la précarité du désir, le réalisme des amours brisées s'opposent à tout volontarisme triomphant, tout absolu positif. Ainsi, l'auteur conclut poétiquement un parcours somme toute agnostique, parcours de haute lucidité et de grande humilité. You Want It Darker en est le remarquable bilan, exprimé avec une extrême gravité. Son fils Adam Cohen y réussit une réalisation qui pourrait être considérée comme le plus grand accomplissement de sa propre vie d'artiste. Sur les chansons You Want it Darker et It Seemed the Better Way, l'imbrication des choeurs hébraïques sous la gouverne du cantor montréalais Gideon Zelermyer illustrent l'avancée déterminante d'une oeuvre colossale qui se termine dans l'évocation de la confusion amoureuse :  « I wish there was a treaty/ Between your love and mine. »