La station Berri-UQAM se vide tranquillement un peu avant 23h un soir de semaine. Dans un corridor, une poignée de musiciens discutent chaleureusement à l'ombre du guichet d'un changeur. Ils sont là - comme chaque soir - pour «la pige».

La pige est un tirage au sort pour déterminer à quelle heure ils joueront demain dans la station la plus fréquentée du réseau. Un jeu du hasard qui influe sur leurs recettes, puisque certains horaires sont plus payants que d'autres, notamment aux heures de pointe. Dans la plupart des autres stations, les musiciens doivent se lever avant l'aube - et l'ouverture des portes du métro - pour aller réserver leur place en inscrivant leur nom sur un bout de papier dissimulé à chaque emplacement désigné par le symbole d'une lyre.

Magoo attend la pige, fidèle au poste, lui qui gratte sa guitare dans le métro sept jours sur sept. L'argent qu'il amasse lui permet de vivre. Une deuxième carrière pour l'homme qui a d'abord travaillé 22 ans en publicité. «J'avais pris une sabbatique et ma soeur m'avait acheté une guitare. Je suis allé dans le métro et je ne suis jamais retourné travailler», raconte le musicien. Selon lui, les stations Sherbrooke, Jean-Talon, Guy et Atwater sont les plus «payantes», avec Berri-UQAM bien sûr.

À 23h pile, c'est l'heure de la pige. Les membres du Regroupement des musiciens du métro de Montréal (RMMM) ont priorité sur les non-membres, moyennant une cotisation annuelle de 40 $.

Magoo est heureux de son sort. Il pourra jouer à 9h30 dans le passage menant au métro Longueuil. Un bon «spot».

Daniel Lalonde, qui préside depuis cinq ans le RMMM, jouera au même endroit en après-midi. Le chansonnier est bien fier du travail accompli jusqu'à présent par l'organisme, notamment avec la création du programme Les Étoiles du métro et les concerts en partenariat avec la Société de transport de Montréal (STM). «Ça a soudé les artistes. Avant, ils ne se parlaient pas trop», explique M. Lalonde, dont l'objectif est d'améliorer l'image des musiciens dans le métro. 

«Les gens nous regardaient avant comme si on avait la gale. Ils ne faisaient pas la distinction entre nous et les itinérants.»

Clément Courtois, qui s'occupe des relations publiques au sein du RMMM, est un des 40 «musiciens étoiles» qui défilent dans les 7 endroits désignés. «Avec les étoiles, le but, c'est de rehausser l'image des musiciens. On fait passer des auditions, il y a des critères. On doit jouer juste et avoir un répertoire d'au moins 10 chansons», explique M. Courtois. «L'avantage est d'avoir un bon emplacement, mais surtout de pouvoir le réserver en ligne. Sans oublier des contrats pour des concerts à grand déploiement, en partenariat avec la STM», ajoute le musicien.

Les choses ont donc bien changé, et pour le mieux. Parlez-en à Grégoire Dunlevy, qui a présidé la première association de musiciens du métro au début des années 80. «La sécurité avait reçu l'ordre d'être répressive contre nous. J'étais monoparental avec deux enfants. Après trois contraventions, j'ai fait circuler une pétition», raconte M. Dunlevy, que vous avez peut-être croisé à la station Jean-Talon. 

La mobilisation du public autour de leur cause a permis en 1983 la création de l'Association des musiciens itinérants du métro, rebaptisée l'Association des musiciens indépendants par la suite. «Rien n'est parfait et on ne peut pas plaire à tout le monde, mais ça se passe très bien depuis que le Regroupement des musiciens du métro de Montréal a repris les choses en mains en 2009», reconnaît l'artiste.

Les artistes peuvent travailler sans se faire embêter, et rêver en paix.

Pour Daniel Lalonde, la plupart des musiciens du métro espèrent écrire «la bonne toune», celle qui va les sortir du souterrain. «On rêve encore, même si on a 40, 50 ou 60 ans. À 14 ans, j'avais trouvé deux albums des Beatles dans les ruines de la maison de mon oncle qui venait de passer au feu. Un mois et demi plus tard, j'avais mon groupe», raconte Daniel Lalonde, qui a ensuite écumé les bars pendant 30 ans à Gatineau, avant de déménager à Montréal pour suivre son fils venu y étudier. Parfois, ce dernier l'accompagne à la basse. Pour Daniel Lalonde, le bonheur ressemble à quelque chose comme ça.

Mieux qu'un job étudiant

Il est presque 5h du matin au métro Guy-Concordia. La changeuse de la station déverrouille les portes en avance, à cause du froid. «J'aime ça arriver d'avance», lance-t-elle, énergique.

Le logo de la lyre est au bas des escaliers mécaniques. «Attention, attention, nous allons réalimenter la ligne verte, entre Honoré-Beaugrand et Angrignon», prévient la voix de la STM.

Quelques minutes plus tard, Ben Evans coince un bout de papier sous un tuyau de plomberie derrière la lyre. Il reviendra faire son «set» à 13h30 cet après-midi. «Ça me convient! Je fais plus d'argent avec ça qu'une job étudiante!», lance le jeune musicien sans entrer dans les détails, tout en photographiant sa réservation avec son cellulaire pour en converser une preuve.

Le tabou de l'argent

Comme Ben Evans, la plupart des musiciens n'aiment pas parler d'argent, mais Magoo nous a dit que selon les emplacements, ils peuvent faire entre 15 et 30 $ de l'heure. Beaucoup reçoivent de l'aide sociale, ce qui explique pourquoi le sujet est tabou. Ce n'est pas le cas de Magoo, qui, lui, vit de son art et déclare ses revenus.

Il habite depuis deux ans dans un chouette logement situé sur l'avenue du Mont-Royal, en compagnie de deux colocataires. Une pièce double a été transformée en studio de musique. «Il y a vraiment de belles histoires dans le métro!», lance Magoo, évoquant cette dame en déambulateur qui fait des détours pour l'entendre ou cet enfant autiste qui s'est acheté une guitare grâce à lui.

Son tour de chant approche. Magoo verrouille sa porte, descend ses escaliers à pic et marche vers le métro, sa guitare et son siège pliant sous les bras.

«J'ai vraiment une belle job, hein?», demande-t-il, souriant, sans vraiment attendre de réponse.

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Du métro à Facebook

Pour voir les artistes du métro à l'oeuvre, la page Facebook Brio, une initiative à but non lucratif, est l'endroit idéal. Les gens du public sont encouragés à y partager leurs coups de coeur, photos, vidéos, entrevues et anecdotes sur les artistes croisés dans l'espace public, incluant le souterrain montréalais. La qualité des vidéos - et des musiciens - vous surprendra et la page vaut le détour.