La dernière fois qu'on l'a vu, en ouverture du festival Montréal en lumière de 2012 dont il était le coprésident d'honneur, Toots Thielemans s'apprêtait à fêter ses 90 ans. Deux ans plus tard, diminué physiquement, il raccrochait son harmonica chromatique plutôt que de risquer de décevoir son public.

Ce grand musicien belge qui a donné à l'harmonica ses lettres de noblesse dans l'univers du jazz est mort dans son sommeil hier à Bruxelles, où il avait vu le jour le 29 avril 1922. Le mois dernier, il avait dû être hospitalisé à cause d'une chute.

«Si j'ai un point fort, c'est peut-être l'émotion que je transmets, nous avait-il confié le 15 février 2012, veille de son ultime concert montréalais au Théâtre Maisonneuve. J'essaie de rester un bon musicien, bien sûr, mais quand j'ai joué What a Wonderful World au Japon, l'automne dernier, les gens ont pleuré. Plusieurs musiciens jouent beaucoup de notes beaucoup plus vite que moi, plus vite que la normale, mais parfois ça vient surtout du cerveau et des doigts et ça passe un peu à côté de la note bleue.»

Le lendemain soir, celui qui ne pouvait plus jouer de la guitare et était désormais incapable de siffler l'air de Bluesette nous avait servi son immortelle composition à l'harmonica en guise de deuxième et dernier rappel. Le vieil homme qui s'était amené sur scène d'un pas hésitant au bras du pianiste et ami de toujours Kenny Werner était beau à voir quand, assis sur un tabouret, il s'envolait avec son harmonica en balançant les jambes dans le vide.

Ce soir-là, il nous avait joué du Gershwin, du Miles Davis, la poignante Ne me quitte pas de Brel, What a Wonderful World du «maestro Armstrong», qu'il côtoyait dans le Chicago des années 50, ainsi que Começar de novo du Brésilien Ivan Lins après laquelle, 13 ans plus tôt, Michel Donato, son contrebassiste d'un soir, lui avait glissé à l'oreille: «C'est le bonheur.»

C'est Donato lui-même qui avait exprimé au programmateur en chef du Festival de jazz, André Ménard, son désir de jouer avec Toots Thielemans. Un appel téléphonique du musicien belge lui-même avait confirmé à Donato qu'il se retrouverait le 3 juillet 1999 sur la scène de l'Olympia aux côtés du célèbre harmoniciste qui avait joué au fil des ans avec Ella Fitzgerald, Charlie Parker, Bill Evans, Frank Sinatra et Oscar Peterson aussi bien qu'avec Paul Simon, Stevie Wonder et Nick Cave.

«Jouer avec des personnages semblables, c'est impressionnant. Si Toots Thielemans avait été un joueur de hockey, ç'aurait été comme jouer avec Gordie Howe», nous a dit hier Michel Donato de Thielemans, en le qualifiant de «gentil grand-papa».

Le virus du jazz

Toots Thielemans avait découvert l'harmonica en 1938 à l'âge de 16 ans. D'abord séduit par la musique entraînante de Ray Ventura, il avait été piqué par le virus du jazz pendant la Seconde Guerre mondiale et, guitare à la main, il avait pris pour modèle le jazz manouche de Django Reinhardt.

Au tournant des années 50, il s'est installé aux États-Unis, où il a accompagné Charlie Parker. Il est revenu en Europe pour une tournée aux côtés du célèbre clarinettiste new-yorkais Benny Goodman.

L'harmoniciste qui jouait le thème du film Midnight Cowboy, c'était Toots Thielemans. Mais il était également un improvisateur de premier plan, très imaginatif, qui pouvait greffer un bout de La Marseillaise aux Moulins de mon coeur de Michel Legrand ou le thème des Flintstones à une pièce de Bill Evans.

Selon Michel Donato, Toots Thielemans avait sa place parmi les grands, tous genres musicaux confondus.

«Il était aussi fort que Bill Evans, Oscar Peterson et bien d'autres. Ça ne prenait pas 60 000 notes pour qu'il vienne nous chercher. Il jouait deux notes et c'était beau.»

«Il tutoyait déjà les anges, des étoiles dans les yeux, dans son jeu», a réagi le guitariste Thomas Dutronc sur Twitter, hier. «Une légende s'en est allée! M. Harmonica restera dans nos pensées pour toujours», a pour sa part écrit le batteur Manu Katché.

«Il a divinisé un instrument qui était un peu banal, un instrument de feu de camp», résume le chroniqueur de jazz belge Marc Danval, selon qui l'asthme dont souffrait Toots Thielemans «l'a aidé à trouver un son et une manière de jouer particulière».

«Un jour il m'a fait une démonstration: "Voilà comment on joue sans asthme, et avec asthme..." Il était très conscient de l'importance de ce handicap» dans son jeu, d'ajouter Danval.

- Avec l'Agence France-Presse