24 juin 2005. Pendant plus de 10 heures, le verdoyant parc Jean-Drapeau se couvre des couleurs de l'indépendance et du progrès social. À l'initiative des Cowboys Fringants, quelque 25 000 fêtards désertent le parc Maisonneuve et son rassemblement consensuel au profit d'un concert payant, quasi improvisé, mais résolument politique. Du nombre: le trio rap Loco Locass, l'une des plus vives incarnations du renouveau de la chanson engagée post-2000 aux côtés du quatuor punk-rock Vulgaires Machins. La chanson pour la cause, pas pour causer.

25 juin 2016. Plus d'une décennie a filé. Les Cowboys ménagent leur holster et poétisent un certain passé, amoureux comme social. Biz, parolier d'une formation désormais peu loquace, se «désintéresse de la politique provinciale» au-delà de la question nationale: vive la littérature! Les Vulgaires Machins se sont disloqués, le temps de projets solos.

«On remarque une forme de désaffection, dit le musicologue Danick Trottier. Et ce n'est pas la faute des artistes, mais du contexte dans lequel on baigne, d'un certain cynisme à l'égard de la politique.»

Dans une lettre publiée dans Le Devoir en 2004, le professeur de sociologie de la musique à l'Université du Québec à Montréal restait dans l'expectative par rapport au renouveau pamphlétaire: «Toute l'énigme de ce discours est de savoir quelles seront ses suites et comment il se concrétisera au niveau politique.»

Le verdict, 10 ans plus tard? «A-t-on observé des transformations politiques ou sociales? Je ne pense pas. Si l'on regarde les grands rassemblements d'auteurs-compositeurs dans les années 60-70, leurs chansons avaient trouvé un meilleur épanouissement dans l'accession au pouvoir du Parti québécois, en 1976, même si la suite [l'échec référendaire] a été brutale.»

Et maintenant?

Guillaume Beauregard, plume et voix des Vulgaires Machins, est l'un de ceux qui ont mis en veilleuse les diatribes altermondialistes pour embrasser les sentiments humains et l'écriture au «je». Son album folk D'étoiles, de pluie et de cendres (2014) est en phase avec la nouvelle génération d'auteurs-compositeurs. Engagé, mais autrement.

«Quand ça fait 15 ans que tu martèles un message politique, ça peut devenir aliénant, dit-il. Mon album solo, même s'il est très personnel, très nuancé, sert un propos.»

«L'engagement, ce n'est pas juste de chanter "fuck le gouvernement". Avec les Vulgaires, j'avais une approche au premier degré, mais il faut apprendre à éviter les formules, à se réinventer.»

Le jeune auteur-compositeur Philémon Cimon, lauréat du prix Félix-Leclerc de la chanson en 2014, compte parmi les plumes les plus sensibles de sa génération. Bien que la page Facebook du troubadour laisse deviner un lot d'allégeances, de la souveraineté au féminisme en passant par la condition autochtone, sa musique reste hermétique à tout parti pris social ou politique.

«Je n'ai pas envie que mes chansons soient contingentes à une réalité précise, explique le chanteur. Je vois avant tout la poésie - et la chanson - comme un lieu de changement intérieur.» 

«Nommer les choses différemment, communier, soulager des conflits intérieurs: c'est, je crois, ma façon d'être utile.»

À la première personne

Certes, l'engagement ne fait pas la chanson, et un coup d'oeil aux plus récents finalistes du prix Félix-Leclerc de la chanson (la lauréate Safia Nolin, Rosie Valland, Rémi Chassé, Claude Bégin, Les soeurs Boulay, etc.) montre clairement que la nouvelle garde préfère l'introspection au social, la poésie du quotidien aux discours moralisateurs.

À travers la production abondante qui se raconte à la première personne, il importe plus que jamais «de sortir du cadre, d'être essentiel», juge Guillaume Beauregard.

«Qu'est-ce qu'on a à dire vraiment? C'est ça, la question absolue que bien du monde ne se pose pas, remarque le jeune père. Je ne veux pas être condescendant en disant ça, mais j'ai été juge au Festival de la chanson de Granby: il y avait 180 propositions. Ça ne se peut pas qu'il y en ait même la moitié qui soit pertinente. C'est ça, la réalité.»

Lise Bizzoni, coauteure de La chanson francophone engagée et coordonnatrice du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises, hésite à parler d'un essoufflement du genre. Un glissement s'est peut-être opéré, dit-elle, de l'oeuvre à l'artiste.

«Est-ce qu'un chanteur s'engage seulement à travers son art ou se déplace-t-il dans la sphère publique, prend-il du temps pour s'investir dans des activités sociales? Je pense à Richard Desjardins ou aux Cowboys Fringants, qui s'impliquent pour l'environnement. Ou à Ariane Moffatt, qui ne se gêne absolument pas pour prendre position quand quelque chose lui déplaît.»

En outre, dit-elle, les canaux de diffusion se sont diversifiés, et la chanson engagée n'est pas forcément la bienvenue sur les plateformes traditionnelles. «Ce n'est pas plus mal. Il suffit de se promener sur l'internet pour se rendre compte qu'il y a une chanson féministe, par exemple.»

Sur les ondes

Les chants de révolte ont-ils du mal à se tailler une place sur les ondes FM? Guy Brouillard, directeur musical à CKOI, soutient que la station accorde peu d'importance à la teneur des textes, pourvu que « la toune soit bonne » et respectueuse.

Il en tient pour preuve la tribune accordée au brûlot souverainiste Je me souviens, signé French B, dans les années 90 et, encore aujourd'hui, à Libérez-nous des libéraux. «Changeons le monde, un hit à la fois», confirme le slogan de la station.

En poste depuis 1976, le chercheur de tubes évite de «se poser des questions trop existentielles», mais le citoyen en lui constate «un certain désengagement» chez les jeunes musiciens.

Devant le statu quo, l'ultime danger est de baisser pavillon, juge le chanteur Guillaume Beauregard. «C'est ça, l'ambiance générale en 2016 : se rendre compte que la démocratie est un peu une façade. Je trouve ça inquiétant, mais je le dis depuis 20 ans. C'est juste que mon degré d'envie de combattre a diminué. C'est ça, le grand drame. Pour moi, et pour la société.»

Philémon Cimon jouera au Festival d'été de Québec le 9 juillet.

Le printemps des possibles

En 2012, le printemps érable a joué un rôle de catalyseur. Libéraux-nous des libéraux, de Loco Locass, a notamment repris du service dans les manifestations. Se sont ajoutées quelques voix sensibles, parmi lesquelles Ariane Moffatt (Jeudi 17 mai 2012), Le Husky (Voir rouge), Urbain Desbois (Mme Beauchamp) ou encore, plus tardivement, Louis-Jean Cormier (La fanfare) et Joseph Edgar (Fait beau dehors). Des albums entiers ont aussi extrait la sève poétique du printemps érable: Les ombres longues d'Antoine Corriveau et Bernhari, du chanteur du même nom, pour ne nommer que ceux-là. «Il suffit d'un déclic pour que les artistes répondent positivement. Le printemps érable a été un emblème, mais je n'ai pas eu l'impression de retombées intenses et durables, si l'on compare par exemple à la crise d'Octobre», tempère le musicologue Danick Trottier, qui souligne notamment la naissance, en 1972, de L'alouette en colère, de Félix Leclerc.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, Archives LA PRESSE

La musique de Philémon Cimon ne témoigne pas d’un parti pris social ou politique.