Mercredi soir. Nous sommes au studio The Post Office, situé dans Liberty Village, un quartier de Toronto qui a des allures de Griffintown. La veille, les rappeurs Sean Leon et Jazz Cartier y ont enregistré une chanson. Le mot-clic de la photo, mise en ligne sur Instagram, laisse deviner qu'elle sera lancée dans le cadre des festivités du match des Étoiles de la NBA, qui aura lieu à Toronto le week-end prochain.En attendant d'interviewer le rappeur Rich Kidd, qui est en retard, nous croisons l'un des fondateurs de l'influent programme Remix, qui permet à de jeunes Torontois de milieux défavorisés de s'investir créativement, notamment dans la production musicale.

Le beatmaking, comme on le désigne en anglais, se distingue de la tâche plus globale de réalisateur. Cela consiste à concevoir un motif mélodique et des rythmes avec un ordinateur, notamment grâce à l'échantillonnage.

Au-delà du succès de Drake et de The Weeknd qui a braqué les projecteurs sur Toronto (Justin Bieber vient de Stratford), la Ville Reine est une pépinière de beatmakers de talent. «Il y a une industrie culturelle qui se développe», indique Gavin Sheppard, du programme Remix, qui a grandi à Saint-Lambert.

La signature WondaGurl

WondaGurl, par exemple, a seulement 19 ans et ses instrumentations électroniques figurent dans des chansons de Jay Z, de Travis Scott et de son compatriote Drake.

Ebony WondaGurl Oshunrinde a participé au Remix Projet, ainsi qu'au concours Battle of The Beat Makers, dont elle remporté la finale à l'âge de 15 ans. Elle y a rencontré son mentor Boi-1da, sans doute le beatmaker le plus influent du Grand Toronto, qui a collaboré au nouveau succès de Drake, Summer Sixteen, ainsi qu'au dernier extrait de Rihanna, Work, avec son complice Drake. (Au fait, deux autres producteurs-beatmakers torontois ont collaboré au nouvel extrait de Rihanna: SEVN Thomas et PARTYNEXTDOOR.)

«Aujourd'hui, c'est cool de venir de Toronto», lance Rich Kidd, en se roulant un joint.

«Il y a un son torontois. C'est aérien, sombre, minimaliste, mais avec une mélodie. Souvent, l'interprète mélange chant et rap...»

Rich Kidd est à la fois un rappeur et un producteur. Il a grandi dans la banlieue industrielle et commerciale de Mississauga (qui est au fait la sixième ville canadienne pour la population). Il fait partie des premiers participants au Remix Project, et il en est aujourd'hui un des mentors. En 2007, il a collaboré à quatre chansons du mixtape de Drake Comeback Season. Il a sorti plusieurs extraits et mixtapes en solo, et un seul album officiel, The Closers, en 2012, avec SonReal de Vancouver.

Des modèles de réussite

Nommé trois fois aux Juno, il a remporté l'an dernier le prix du meilleur enregistrement rap avec son groupe Naturally Born Strangers.

À 28 ans, il se considère comme un vétéran. «Je crois que c'est surtout la scène des beatmakers de Toronto qui brille à l'étranger», note-t-il.

Selon lui, ce n'est pas encore aussi facile pour les rappeurs. «À part Drake, la plupart des artistes fonctionnent de façon indépendante sans grand investisseur ni soutien promotionnel majeur.»

D'un autre côté, nul besoin d'une grande machine promotionnelle pour se faire connaître en 2016. «Aujourd'hui, il est possible de se promouvoir soi-même en ligne, de récolter des revenus et de faire des vidéos.»

Rich Kidd se considère comme «un grand frère» de la scène rap. Il se réjouit de voir que la relève peut compter sur des modèles de réussite comme Drake et The Weeknd. Selon lui, il faut suivre Jazz Cartier, Tory Lanez et Raz Fresco.

Rich Kidd rappelle aussi l'importance du label OVO, codirigé par Drake et Noah 40 Shebib. Depuis six ans, OVO tient un important festival de musique urbaine tous les étés à Toronto. Il met en vedette des artistes locaux et des stars mondiales (Outkast, Frank Ocean, A$AP Rocky, Jay Z, Eminem).

Fierté palpable

La fierté est papable lorsqu'on se balade dans la ville que Drake a surnommée The 6 pour ses six municipalités.

Sur la cool et branchée rue Queen West, la vitrine du studio de tatouage Adrenaline montre fièrement des chandails ouatés qui arborent le slogan «Toronto Against Everybody».

Plus au sud, rue King, le restaurant Fring's n'a pas des airs de lundi soir ennuyeux en ce début de semaine. La chanson Hold On, We're Going Home se fait entendre. Normal: nous sommes dans le restaurant appartenant à Drake.

Un barman a la coupe de cheveux de The Weeknd, alors que le nôtre, Jonathan, nous apprend que Drake, ambassadeur des Raptors, n'est pas en ville mais qu'il y sera à la mi-février pour le match des Étoiles de la NBA.

«Après les frasques de Rob Ford, cela fait du bien qu'on parle en bien de Toronto, notamment pour sa créativité.»

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Le rappeur et beatmaker Raz Fresco

Raz Fresco

Cinquième ville d'Amérique du Nord pour la population, Toronto compte 2,6 millions habitants - et 6 millions pour sa région métropolitaine. «C'est multiculturel comme nulle part ailleurs au Canada», lance Rich Kidd.

Le fils de parents d'origine guinéenne aimerait que les autorités torontoises et les organismes de financement considèrent autant le rap que le rock. Notamment parce que la culture rap et R & B interpelle massivement les jeunes nés de parents immigrants dans le Grand Toronto.

Rich Kidd cite en exemple Raz Fresco. La veille, nous avions justement rencontré le rappeur de 21 ans.

Ce fils de parents d'origine jamaïcaine a des gènes musicaux. Son oncle, Earl Zero, a mené une carrière enviable de chanteur reggae. C'est d'ailleurs sur un discours de la légende Peter Tosh que s'ouvre l'album de Raz Fresco sorti en juillet dernier, Pablo Frescobar.

L'artiste, qui a grandi dans la banlieue de Brampton, a eu tôt fait de consacrer 100 % de ses énergies à la culture hip-hop.

«Je ne pouvais plus arrêter. J'étais comme un étudiant du hip-hop. Je lisais sur les artistes, sur l'origine du rap et sur l'histoire des Noirs.»

Raz a mis des créations en ligne. Il a créé le collectif Bakers Club. Un clip viral a attiré l'attention du populaire site WorldStarHipHop puis celle de DJ Holiday, de la boîte The Commission, établie à Atlanta. Dès lors, à l'âge de 16 ans, il a multiplié les allers-retours entre Toronto et les villes américaines.

Entre-temps, Raz Fresco s'est affairé à fournir des musiques, comme beatmaker, à des rappeurs comme Tyga, Big Sean, B.o.B., Wale, French Montana et Mac Miller.

«Mais je me suis rendu compte que j'étais plus big aux États-Unis qu'ici», raconte-t-il.

Un party «fou»

Fresco a alors engagé un imprésario torontois, Soze Brooks, et s'est mis à assurer toutes les premières parties possibles de rappeurs influents qui passaient par le 416. Il a réchauffé la salle pour les Ghostface Killah, J. Cole, Freddie Gibbs, Method Man, Redman et le premier spectacle d'A$AP Rocky dans la Ville Reine. «Drake y était», souligne-t-il.

L'été dernier, c'est en tant que tête d'affiche que Raz Fresco a rempli le sous-sol du Drake Hotel pour le party de lancement de Pablo Frescobar. «C'était fou.»

Or, il y a quelques années, les Torontois avaient presque un préjugé défavorable envers les artistes locaux, souligne Soze Brooks. «Toronto n'était pas hot et synonyme de succès. Aujourd'hui, Toronto est un signe de qualité. Drake a certainement ouvert des portes.»

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Le rappeur et beatmaker Raz Fresco

D'autres artistes torontois à découvrir

Roy Wood$

Comme Raz Fresco, Roy Wood$ a grandi dans la banlieue de Brampton. OVO Sound, le label codirigé par Drake, a signé un contrat avec le jeune rappeur de 19 ans. En juillet dernier, il a lancé l'EP EXIS. On le décrit comme la version rap de Michael Jackson. Pas mal comme comparaison.

Majid Jordan

Protégé de Drake, le duo R&B formé de Majid Al Maskati et Jordan Ullman a lancé vendredi un premier album avec le label OVO en partenariat avec la major Warner. Les anciens étudiants de l'Université de Toronto dévoilent enfin leur visage après avoir cultivé le mystère, comme The Weeknd à ses débuts. Gros succès à l'horizon avec toute la machine promotionnelle derrière le duo.

RamRiddlz

RamRiddlz a lui aussi attiré l'attention d'OVO Sound quand Drake a remixé sa chanson Sweeterman. Le jeune Torontois, qui a grandi dans la banlieue de Mississauga avec ses parents d'origine égyptienne, a abandonné l'idée d'étudier à l'Université Ryerson au moment où son clip de Sweeterman est devenu viral. À l'heure actuelle, il prépare le terrain pour une première grande sortie.

Shi Wisdom

Des rumeurs ont couru voulant que Shi Wisdom soit l'auteure-compositrice fantôme de Drake. Quoi qu'il en soit, on lui doit véritablement la chanson R.I.P. de Rita Ora, qu'elle a coécrite avec Drake. Qualifiée de chanteuse néo-soul, elle roule sa bosse depuis plusieurs années à Toronto. Elle y a partagé la scène avec Lion Babe. Au printemps 2014, Shi Wisdom a sorti l'EP Stranger Things Have Happened.

Daniel Caesar

Fils d'un chanteur gospel, Daniel Caesar a fui sa famille religieuse en banlieue de Toronto durant son adolescence. L'auteur-compositeur qui dépasse les frontières du R&B a lancé l'an dernier son deuxième EP, intitulé Pilgrim's Paradise. L'automne dernier, Billboard et Pitchfork ont louangé sa chanson Death & Taxes, qui aborde le fait de renier sa foi.

Rochelle Jordan

La chanteuse R&B Rochelle Jordan (surnommée Rojo) a lancé en 2014 un premier album intitulé 1021. Née au Royaume-Uni et établie à Toronto depuis l'âge de 4 ans, la jeune femme est encore considérée comme un secret bien gardé. Pour combien de temps? Du nouveau matériel devrait sortir sous peu.