L'ex-Baronet Jean Beaulne a connu des jours glorieux, des jours où tout était fou et doux, où tout marchait. Mais ces cinq dernières années, pris dans une saga judiciaire qui l'a opposé à son idole, le musicien et compositeur Michel Legrand, il est allé de misère en échecs. Il est aujourd'hui un homme ruiné qui vit seul et sans le sou dans les Laurentides. Nathalie Petrowski l'a rencontré.

Assis au milieu de son demi-sous-sol dans un coin reculé de Sainte-Agathe-des-Monts, Jean Beaulne se berce devant une minuscule télé dont il a coupé le son. Le regard rivé sur son téléphone intelligent, l'homme de 73 ans, ex-membre des Baronets, fait défiler des dizaines de photos qui témoignent de ses glorieuses accointances du passé.

Une foule de vedettes s'invitent ainsi dans le demi-sous-sol où il vit seul depuis deux ans: Céline, René Angélil, son ex-compagnon dans Les Baronets, mais aussi Petula Clark, Jon Voight, Barbra Streisand, André-Philippe Gagnon, Charles Aznavour, Gilbert Bécaud, Marina Orsini, Monsieur Pointu, Tony Bennett...

Cela fait plusieurs longues minutes que je regarde Jean Beaulne se perdre dans cet album virtuel.

Au bout d'un moment, je lui fais gentiment remarquer que s'il continue, je vais finir par croire qu'il vit dans le passé. Jean Beaulne braque sur moi un regard de chien battu et lance avec des trémolos dans la voix: «Je ne veux pas vivre dans le passé, mais c'est difficile de faire autrement, mon présent est tellement triste.»

Sur son téléphone intelligent vient d'apparaître la photo du musicien et compositeur Michel Legrand, celui sur lequel il a produit un documentaire biographique qui a été visé par une injonction, puis par une poursuite que Jean Beaulne a perdue.

Jugement dévastateur

Dans un jugement de 57 pages daté du 16 avril 2015, le juge André Wery, de la Cour supérieure du Québec, lui donne entièrement tort dans la cause qui l'oppose à Warner Chappell Music France et à Michel Legrand. Le juge refuse aussi de lui concéder les milliers de dollars qu'il réclamait en dommages et intérêts et l'intime de payer les frais d'avocat de ses adversaires.

En 2010, la juge Danielle Gauthier, de la Cour supérieure, avait pourtant livré un verdict contraire, ordonnant à Michel Legrand de cesser de dénigrer le documentaire et d'en interdire la vente et la diffusion. Mais Legrand a interjeté appel et le juge Wery a invalidé la première victoire de Jean Beaulne.

En voyant apparaître la photo de Michel Legrand, Jean Beaulne fait une moue amère en maugréant: «Je n'aurais jamais pensé qu'une vedette internationale comme lui aurait à ce point pas de classe. À cause de ce vieux sacrement, j'ai perdu cinq belles années de ma vie. Je suis pris dans une trappe à souris. Je ne veux pas monter en haut du pont Jacques-Cartier ni me garrocher en bas de la Place Ville-Marie, mais je ne sais plus quoi faire.»

En prononçant cette dernière phrase, Jean Beaulne réprime un sanglot, le premier de plusieurs autres qui viendront émailler ses propos avant qu'il se ressaisisse et reprenne le fil de la triste histoire qui l'a mené dans le silence et la solitude du demi-sous-sol de la rue Nataly.

Divorcé, sans le sou, criblé de dettes et sans autre revenu que sa pension de vieillesse, Jean Beaulne fait pitié à voir. Ses bonnes années de beau gars crâneur qui avait ses entrées partout semblent bel et bien derrière lui. L'hypertension et la dépression le guettent: «J'ai besoin d'aide et personne ne veut m'aider», se lamente-t-il. Dans les circonstances, difficile de ne pas le croire, pourtant...

Étrange mise en scène

Une heure avant cette conversation, Jean Beaulne m'attendait en face de la rôtisserie St-Hubert de Sainte-Agathe en habits du dimanche. J'ai suivi sa Prius rouge, achetée au rabais en raison des égratignures sur la carrosserie, deux coins de rue plus loin. Et nous sommes entrés chez un vendeur de téléviseurs.

Je ne comprenais pas ce que nous faisions dans ce magasin. Je l'ai compris lorsque la jeune vendeuse nous a installés dans la salle de visionnement du magasin. Jean Beaulne tenait à ce que je voie son documentaire sur un grand écran plutôt que sur le minuscule écran de son Insignia. Il était prêt à tous les détours pour y arriver, y compris à cette étrange mise en scène.

La vendeuse a baissé les lumières et les premières images de Michel Legrand is Music sont apparues à l'écran.

À plusieurs reprises dans cette interminable saga qui a débuté en 2006 et s'est envenimée en 2009, Michel Legrand a qualifié le film produit par Jean Beaulne de minable et de médiocre. C'est la raison pour laquelle il voulait en interdire la diffusion.

Mais le document que j'ai regardé pendant une quarantaine de minutes dans le magasin de téléviseurs n'était pas minable ni médiocre. Ce n'était pas non plus le documentaire du siècle. La facture est des plus conventionnelles, mais Beaulne a quand même réussi à obtenir sur film des témoignages de Quincy Jones, Tony Bennett, Jon Voight, Petula Clark, Ron Carter et même de la grande et capricieuse Barbra Streisand. C'est Legrand qui lui avait fourni les contacts, mais tout de même.

De ce que j'en ai vu, le film n'est ni meilleur ni pire que bien des films du genre où pendant une heure et demie, on fait le panégyrique d'un artiste. Il est d'ailleurs ironique que Michel Legrand n'ait pas aimé qu'on le couvre ainsi d'éloges, lui qui n'est pas nécessairement réputé pour son humilité.

Mais de toute évidence, ce ne sont pas tant les éloges qui ont fait problème que la relation de plus en plus détériorée entre Legrand et Beaulne.

Mystères

Pourtant, au départ, tout baignait entre ces deux-là. Beaulne avait envoyé une copie du documentaire qu'il avait tourné sur le parolier français Pierre Delanoë, qui semblait avoir convaincu Legrand de ses talents de producteur. Les deux avaient conclu une entente à Montréal au printemps 2006.

À plusieurs reprises, Jean Beaulne m'a affirmé que ce jour-là, il avait accordé une avance de 600 000$ à Michel Legrand, en guise de cachet pour sa participation. Pourtant, dans le document de cour, il est question d'une avance de seulement 50 000$ et d'un documentaire dont le coût total s'est élevé à 642 000$. Pourquoi répète-t-il ces chiffres erronés? Mystère.

Autre mystère: d'où provenait l'argent qui a servi à financer le film? «D'un ami», me répond Jean Beaulne. «Un ami qui a une compagnie de transport. Je ne peux pas dire son nom, mais je te garantis qu'il n'est pas dans la mafia. Il a perdu tout son argent dans cette affaire-là.»

Un gars créatif

En quittant le magasin, mais avant de retourner chez lui, Jean Beaulne m'a invitée dans sa Prius. Il voulait que j'écoute le démo de sa dernière composition. La chanson s'intitule Je donne ma vie à la chanson. Jean Beaulne y rappe plus qu'il ne chante. La pièce rappelle une vieille chanson d'Aznavour à laquelle il manquerait quelque chose. Sans doute un soupçon d'Aznavour.

Jean Beaulne m'affirme qu'il veut relancer sa carrière de chanteur avec cette chanson-là. Je n'ose pas lui dire que les temps ont changé et que le monde musical ne risque pas vraiment d'être séduit par un homme de 73 ans qui a donné sa vie à la chanson, mais à quoi bon taper sur quelqu'un qui est déjà par terre?

Dans son jugement, le juge Wery a eu des propos très durs à l'égard de l'ex-Baronet. Il a écrit que Jean Beaulne n'avait que lui-même à blâmer pour ce qui lui est arrivé. Il a ajouté que Jean Beaulne avait tendance à s'imaginer posséder tous les talents. «Je ne sais pas si j'ai tous les talents, réplique-t-il, mais je sais que je suis un gars créatif.»

Pour me le prouver, il me sort un jeu de hockey qu'il a conçu, un livre sur la santé alimentaire qu'il a écrit et un t-shirt sur lequel il a fait imprimer J'aime le Québec et je parle un bon français. Il m'en offre un exemplaire en m'annonçant qu'il en a 4000 autres dans le coffre de sa voiture.

Un gars créatif, en effet. Créatif, débrouillard, qui a su faire son chemin dans la vie grâce à son charme, sa confiance aveugle en lui-même, mais qui n'a peut-être pas su reconnaître ses limites ou alors qui n'a pas su les dépasser.

Une longue heure s'est écoulée dans le demi-sous-sol de la rue Nataly, une heure parsemée de sanglots, de sursauts de rage, de moments de découragement et de quelques sourires aussi de la part de cet éternel baroudeur. Jean Beaulne m'affirme que je suis son dernier espoir. Pourtant, après l'avoir écouté me répéter qu'il avait fait de très grandes choses pour le Québec, quelque chose me dit que de l'espoir et des illusions, il lui en reste en réserve pour quelques années encore.

Jean Beaulne en quelques dates

1957: Jean Beaulne, Pierre Labelle et René Angélil se rencontrent sur les bancs du collège Saint-Viateur. Ils ont 15 ans et de grandes ambitions.

1961: Jean Beaulne et ses acolytes Angélil et Labelle forment le groupe Les Baronets; ils seront parmi les premiers musiciens d'ici à adapter les chansons des Beatles pour le marché québécois, dont la célèbre C'est fou mais c'est tout.

1967: Jean Beaulne quitte définitivement Les Baronets pour devenir imprésario des Bel Canto et producteur de disques pour Michel Pagliaro, Marc Hamilton et France Castel.

2002: Jean Beaulne produit le premier d'une série de documentaires sur des musiciens: Monsieur Pointu, un violon qui chante. D'autres films sur Pierre Delanoë et sur la chanson française suivront.

Printemps 2006: Jean Beaulne signe une entente avec le musicien et compositeur Michel Legrand pour la production d'un documentaire sur la vie et l'oeuvre de ce musicien, compositeur et arrangeur français.

2009: Rien ne va plus entre Jean Beaulne et son idole Michel Legrand. Ce dernier demande une injonction pour interdire la vente et la diffusion du documentaire Michel Legrand is Music.

2015: Jean Beaulne perd sa cause contre Michel Legrand et le droit de diffuser un documentaire dont la production a englouti en pure perte plus de 600 000$.