En tournée mondiale depuis l'automne 2013, Arcade Fire a fait vivre à sa ville le point culminant (et final) de sa tournée Reflektor. Samedi soir au parc Jean-Drapeau, pas moins de 25 000 fans ont vu se diriger vers eux un puissant flux d'inspiration montréalaise.

Une portion congrue de fans avait répondu à la consigne «tenue de soirée et (ou) déguisement», question de boucler joyeusement la boucle planétaire. Foule multigénérationnelle, quoique dominée par les 25-40 ans. Foule chauffée à bloc, il va sans dire.

Trois hors-d'oeuvre fort différents avaient été prévus avant l'arrivée du plat de résistance. On se serait cru à un énième festival en ces lieux désormais habités par les musiques de l'été! Au menu, donc, entrée de rythmes haïtiens et pop caribéenne, gracieuseté de Fraka - précédemment connu sous la bannière Doody & Kami, bien connue dans l'entourage d'Arcade Fire. Puis une assiette texane de rock indie, offerte par le band Spoon. Au troisième service, ambiance de tombola intergalactique préconisée par ce compositeur éclaté (un euphémisme) qu'est l'Américain Dan Deacon.

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Visible à la brunante, le croissant de lune s'est dissimulé derrière les cumulus assombris par la nuit imminente. Une mascotte recouverte de miroirs (concept...) a présenté Arcade Fire, qui s'est mis à la tâche illico.

Régine vêtue de blanc, Win arborant un veston rayé, tous les collègues chic chic, tous à fond dans le Reflektor. Pas le moindre angle mort! Complétaient la formation les violonistes Owen Pallett et Sarah Neufeld, une paire de redoutables percussionnistes haïtiens de Montréal (Ti-Will et Diol Kidi), sans compter une section d'anches et de cuivres à laquelle participait le poids lourd Colin Stetson.

Inspirations carnavalesques d'Haïti, dancepunk (James Murphy), disco, électro, new wave (Talking Heads), rock ou glam rock (Bowie, Roxy Music) furent les références constitutives de ce chapitre pour le moins important. Au-delà de la facture rock de ce concert (arrangements pas toujours intelligibles dans le contexte), la façon Reflektor a rejailli sur l'ensemble du programme.

De cet album magnifique, on a eu droit notamment à la pièce-titre, Joan of Arc, Afterlife, We Exist, Here Comes The Night Time et It's Never Over (Oh Orpheus) - chantée par Régine entourée de danseurs sur une avant-scène tandis que Win lui donnait la réplique sur la scène principale. De Funeral, on a pu entre autres reconnaître les relectures frénétiques de Rebellion (Lies), Haïti, Neighborhood #1 (Tunnels). De Neon Bible, on a reconnu Keep The Car Running, No Cars Go, My Body Is A Cage (en version réduite). De The Suburbs, Arcade Fire a interprété la chanson titre, l'explosive Ready To Start, Sprawl II (Mountains Beyond Mountains). Dans ce défilé, certaines nous filent entre les doigts avant que nous ayons pu les consigner.

Comme ce fut le cas à la plupart des escales, Arcade Fire a mis en relief des extraits du patrimoine musical de la ville hôte. D'abord une version lipsync on ne peut mieux parodiée d'Une colombe (un grand classique de Céliiiiine), avec en prime une pissante marionnette papale. Après quoi, le groupe a repris I'll Believe In Anything de Wolf Parade, groupe crucial de la scène indie de Montréal au cours de la précédente décennie - et qui, rappelons-le, avait assuré la première partie des fameux concerts donnés par Arcade Fire au Théâtre Corona.

Une envolée rara (haïtienne) aura précédé la version incandescente de Here Comes The Night Time. Après les remerciements de Régine et ses louanges à Montréal (ce qu'avait également fait Win Butler plus tôt dans la soirée), l'incontournable Wake Up fut entonnée sous une tornade de confettis et une pétarade de feux d'artifice.

D'aucuns considèrent le cycle de l'opus Reflektor comme le plus consistant depuis le mémorable Funeral, véritable révélation indie une décennie plus tôt. Après avoir préconisé l'alliage de la créativité intense et du songwriting efficace avec les albums Neon Bible et The Suburbs (ce qui a permis à la formation de déborder largement le cadre de tout le phénomène underground), Arcade Fire a renoué avec l'audace et l'innovation sans perdre sa touche fédératrice. On parle ici de cette aptitude des grands bands à nous imprimer dans le cortex des hymnes mémorables.

Pour d'autres, le groupe a déjà atteint la phase classique des supergroupes, avec tout ce que cela charrie de péjoratif. Cette volonté apparente d'élévation conceptuelle à travers les mélanges stylistiques, les références mythologiques ou religieuses (Orphée, Eurydice, Jeanne d'Arc...) ou les efforts de théâtralisation ressortirait plutôt au domaine de la pompe ou de la grandiloquence. L'impact d'Arcade Fire serait tellement considérable auprès du grand public que seul un ralentissement, voire un déclin conceptuel, pourrait en assurer le maintien au sommet - à l'instar des Stones, Pink Floyd, The Cure, U2 et autres Metallica issus des générations antérieures. À entendre les détracteurs d'Arcade Fire, le groupe serait d'ores et déjà mûr pour le divertissement familial et la dictature des effets spéciaux.

Vraiment?

À la lueur de ce que nous avons vu et entendu samedi soir, nous n'en sommes vraiment pas là. Bien que leur approche généreuse sur scène n'ait pas progressé autant que leur travail en studio à travers l'aventure Reflektor, Win Butler, Régine Chassagne et leurs amis peuvent rentrer chez eux tranquilles, avec le sentiment de la mission accomplie et la perspective d'une quête artistique à poursuivre jusqu'au prochain cycle.

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

Quelque 25 000 fans attendaient Win Butler et sa bande.