Ils parcourent le monde avec leurs instruments, jouent devant un public presque tous les soirs et dorment dans les hôtels les plus luxueux de la planète... tout en acceptant de demeurer dans l'ombre. Incursion dans l'univers des groupes de reprises internationaux.

Deux mois et demi. C'est la plus longue période continue que Valérie Laframboise a passée au Québec depuis la fin de 2010, lorsque la chanteuse a intégré le groupe Crash Motion, spécialisé dans les reprises de chansons populaires. Chanter les mots des autres lui a depuis permis de travailler presque sans interruption sur trois continents.

Indonésie, Chine, Mongolie, Maroc... Le passeport de Valérie Laframboise est bien rempli. Depuis trois ans, son groupe Crash Motion (composé de trois chanteurs, d'un guitariste, d'un bassiste, d'un batteur et d'un claviériste) parcourt les destinations exotiques pour animer les soirées d'hôtels cinq étoiles.

«J'ai le meilleur des deux mondes, observe la jeune femme lors d'une rare escale à Montréal. Je vis la vie des gens riches et célèbres, mais je reviens ici et je suis une inconnue.»

Inconnue parce que Crash Motion n'est pas engagé pour jouer ses propres compositions, mais pour reprendre les succès des Shakira, Justin Timberlake et compagnie.

Les cover bands, comme on les appelle dans le milieu, sont de plus en plus en demande dans les pays émergents, particulièrement en Asie. Engagés pour divertir les clients, les musiciens sont logés et nourris aux frais des établissements hôteliers, qui paient aussi leurs billets d'avion. Le salaire, négocié avant le départ, peut varier de 2000 à 4000 $ US par mois. «C'est payant parce que tu n'as pas de dépenses», précise Valérie Laframboise.

En échange, le groupe doit monter sur scène quatre fois par soir, six soirs par semaine. Même à l'autre bout du monde, le répertoire est composé des chansons les plus écoutées aux États-Unis et en Grande-Bretagne, le fameux top 40. «On se tient vraiment à jour. Dès qu'une chanson sort, on la fait.»

Casser la voix

Mais derrière le lustre glamour de la vie de tournée, il y a des conditions de travail parfois spartiates. «C'est le seul métier où on va te demander de travailler six soirs par semaine dans un endroit où il y a souvent de la fumée, observe la chanteuse. Si tu n'es pas équipé d'un bon micro, tu chantes encore plus fort et tu te détruis la voix. Ça prend une technique et une discipline de fer.»

Les groupes sont donc souvent formés de plusieurs chanteurs, ce qui leur permet un peu de répit entre les chansons.

Pas question non plus de jouer les divas ou de manquer des représentations pour cause de virus exotique. Les hôtels, qui paient à fort prix la présence des artistes, exigent une assiduité exemplaire. «À moins d'être cloué au lit, incapable de te lever, tu fais ta gig. J'ai déjà fait ma gig avec un seau sur le côté dans lequel j'allais vomir entre les tounes, en Mongolie. Je suis capable de chanter avec une bronchite, je suis capable de chanter avec n'importe quoi.»

Questions d'image

Une part du rêve américain: c'est ce que les hôtels du Sud achètent en invitant des Occidentaux à se produire sur leurs scènes. «C'est très basé sur la race, l'industrie du spectacle à l'étranger, avance Valérie Laframboise. Ils vont être prêts à investir plus si c'est un Western band [un groupe dont les chanteurs sont occidentaux] et s'il y a une chanteuse blonde.»

Pour l'aider à obtenir des contrats, Crash Motion fait affaire avec un agent australien établi à Dubaï, mais la concurrence est de plus en plus féroce avec l'arrivée dans le réseau de musiciens de l'Europe de l'Est et des Philippines.

«Les hôtels sont tentés de les prendre parce qu'ils sont prêts à accepter des conditions quasiment indécentes, à s'entasser quatre ou cinq dans une chambre, alors que nous demandons chacun une chambre, raconte la chanteuse. J'ai déjà entendu parler d'un band qui a joué pendant deux mois sans une seule journée de congé.»

Pour Valérie Laframboise et ses acolytes, l'aventure se poursuivra tant qu'ils parviendront à convaincre des hôtels de les engager, sans devoir renoncer à leurs conditions de travail. La récente perte de contrats au profit de groupes exigeant un salaire moindre a tout de même incité la brunette à consentir à un petit sacrifice: changer de tête.

«C'est quoi, me teindre les cheveux en blond si ça peut garantir qu'on ne perdra pas de contrat à cause d'une niaiserie comme ça? Je veux travailler et je veux les meilleurs contrats pour mon band. J'ai longtemps été révoltée contre ça: on est un bon band, l'un des meilleurs sur le circuit; ça change quoi que je sois blonde, brune, qu'on ait une chanteuse asiatique ou un chanteur haïtien? Ça ne change rien, mais, pour eux, ça change quelque chose.»

Le feriez-vous?

Vous êtes musicien ou chanteur et possédez un passeport valide. Vous pensez avoir ce qu'il faut pour travailler dans un groupe de reprises à l'international? Voici les conditions de travail en vigueur chez el-live Productions, telles qu'expliquées par son président-fondateur, Georges Elchakieh.

> Le contrat avec el-live est d'une durée d'un an.

> Vous travaillerez dans trois pays, à raison de quatre mois chacun.

> Attendez-vous à jouer en Chine, qui représente 37 % des affaires d'el-live.

> Mieux vaut connaître déjà une quarantaine de chansons (les succès actuels et quelques classiques) avant de monter à bord de l'avion.

> Le premier spectacle peut avoir lieu le lendemain de votre arrivée.

>Vous serez sur scène six jours sur sept, pour quatre ou cinq performances de 45 minutes par soir.

> Vous aurez trois répétitions par semaine.

> Le salaire varie entre 25 000 et 40 000 $ par année, selon l'ancienneté et les responsabilités, et est versé aux deux semaines ou au mois.

> Les billets d'avion, le transport de l'équipement, l'hébergement, les repas, les visas et la lessive sont payés par el-live.

> Ne faites pas de bêtises: 10 % des musiciens sont renvoyés à la maison chaque année.

PHOTO FOURNIE PAR LE GROUPE

Le groupe Crash Motion.

Carnet de voyage

La vie de musicien international amène son lot de surprises. Entre deux valises, la chanteuse Valérie Laframboise revisite ses expériences à l'étranger.

Janvier 2011 - avril 2011

Ramee Royal Hotel, Dubaï Émirats arabes unis

Première expérience à l'étranger de la chanteuse. «Dans un univers où nous sommes constamment appelés à faire la fête, j'ai appris quelles étaient mes limites. J'ai réalisé que, si je voulais être en mesure de chanter six soirs par semaine, je devais avoir de bonnes habitudes de vie.»

Décembre 2011 - juin 2012

Blue Sky Tower, Oulan-Bator Mongolie

Crash Motion a étrenné le premier hôtel cinq étoiles du pays des nomades et a même figuré sur un panneau d'affichage dans la capitale. «Les gens étaient tellement agressifs quand ils buvaient qu'on avait des gardes du corps pour nous raccompagner à nos chambres.»

Juillet 2012 - janvier 2013

Ramee Palace Hotel, Juffair Bahreïn

«Bahreïn abrite une base militaire américaine. Quand leur journée de travail se termine, les militaires n'ont qu'une envie: décompresser et se changer les idées. C'était agréable de revoir les mêmes visages soir après soir.»

Février 2013 - mai 2013

Genting Highlands, Kuala Lumpur Malaisie

Crash Motion devait se produire dans un casino ouvert toute la nuit. «Nous avons assuré le night shift (de 1 h à 5 h du matin) à maintes reprises, terminant notre performance aux aurores... devant une salle vide!» Le groupe devait aussi composer avec un public peu réceptif («Les gens nous faisaient "chut"!») et le bruit constant des machines à sous, qui pouvait dérégler les instruments.

Juillet 2013 - janvier 2014

Shangri-La Hotel, Jakarta Indonésie

«Le contrat parfait. Hôtel hyper luxueux, piscine immense, room service à volonté... et un club plein à craquer chaque soir! Le seul contrat où j'ai pleuré comme un bébé en partant.»

Mars 2014 - mai 2014

Sofitel, Marrakech Maroc

«Le contrat le plus près de la maison. Sept heures de vol seulement! Nous ne travaillions que deux heures par soir (quatre prestations de 30 minutes chacune).»

Mai 2014 - juin 2014

Sofitel Agadir Royal Bay Resort, Agadir Maroc

«C'est le contrat où, malgré le fait qu'on travaillait de nuit, on s'est levés le plus tôt. Nous avons profité de la plage et de la piscine presque chaque jour. C'était paradisiaque!»

Juillet 2014 - octobre 2014

Venice Hotel, Shenzhen Chine

«Les Chinois adorent Céline et toutes les power ballades. Et ils apprécient énormément quand on fait un effort pour leur parler dans leur langue, en animant ou en apprenant une chanson.»

L'homme qui crée des groupes

De ses bureaux de Singapour ou de Hong Kong, il choisit des musiciens de partout dans le monde et forme des groupes sur mesure pour les hôtels cinq étoiles. Originaire de Gatineau, Georges Elchakieh est le président-fondateur d'el-live Productions, une référence dans le milieu du divertissement pour hôtels en Asie et au Moyen-Orient. La Presse l'a joint par téléphone alors qu'il était au Viêtnam. Explication d'un succès à travers cinq affirmations du coloré homme d'affaires globe-trotter.

« Les hôtels cinq étoiles recherchent des groupes cinq étoiles. »

Georges Elchakieh a découvert la vitalité de l'industrie du cover en 1997, lorsque le groupe pour lequel il jouait de la batterie s'est retrouvé à Jakarta. De contrat en contrat, 12 ans ont passé, pendant lesquels il a habité dans autant de pays, avant de se consacrer à son entreprise. « Un agent n'a aucune influence sur la qualité du groupe et est coincé entre l'employeur et les artistes [...]. J'ai donc décidé d'engager des artistes solos de partout dans le monde, de créer des groupes, de choisir leur style, leur répertoire, leur garde-robe, leur comportement social et de les faire travailler tout en gérant leurs affaires quotidiennes. » L'entreprise a beau être enregistrée à Hong Kong et posséder des bureaux à Saigon, Singapour et Taipei, sa personnalité est toute montréalaise: son président et quatre autres membres de la direction sont d'anciens étudiants en musique de l'Université Concordia.

« Tous ceux qui veulent faire ce métier viennent à nous; nous sommes comme American Idol! »

Vivre de sa passion dans des décors paradisiaques: l'offre d'el-live Productions est alléchante. De 700 à 800 personnes prennent contact avec l'entreprise chaque mois à travers son site web. Une soixantaine d'entre elles sont choisies pour faire l'audition par l'internet. De ce nombre, quatre ou cinq se démarqueront peut-être suffisamment pour l'entrevue. « Et si nous sommes très chanceux, nous en engagerons une ou deux. » Le grand avantage de travailler pour el-live, selon son président? Fini, les mauvaises surprises de la vie de tournée. « Personne ne va jouer dans un hôtel où je ne jouerais pas, dormir dans un lit où je ne me coucherais pas ou manger un plat que je ne mangerais pas », promet-il.

« Du maquillage aux lacets, aucun détail n'est trop mineur. »

Dès leur sortie de l'avion, les nouvelles recrues sont analysées de la tête aux pieds. Même en dehors de la scène, Georges Elchakieh tient à ce que l'image de ses groupes soit impeccable. « Quand tu déambules dans l'hôtel, tu peux croiser le président de Coca-Cola ou d'IBM. Obama est resté dans quatre ou cinq hôtels où nous avons un groupe. La présentation est très importante ici. » Il n'y a pas que l'apparence des musiciens qui doit être sans faille: Georges Elchakieh accorde beaucoup d'importance aux manières de ses poulains, et rappelle régulièrement les règles de l'étiquette du pays hôte. « La formation commence à la maison et n'arrête jamais. »

« Les musiciens ont leur mot à dire, mais pas à 100 %. »

Georges Elchakieh surveille étroitement le répertoire des groupes. Pas question que les musiciens jouent ce qui leur plaît sans tenir compte des chansons choisies par son équipe, elle-même directement influencée par le Billboard. Sévère? Georges Elchakieh dit se fier à une recette maintes fois éprouvée. « Si tu veux jouer Offenbach parce que tu es Montréalais, on ne te laissera pas faire. Tu dois savoir qui tu es et pour qui tu joues, sinon tu cours vers l'échec. » Cette année, les chansons Get Lucky, Blurred Lines et Happy étaient des incontournables.

« L'attitude est probablement plus importante que le talent. »

Pour Georges Elchakieh, la qualité la plus importante chez un musicien en tournée est son esprit d'équipe. « Quand on t'envoie au Viêtnam, les six autres musiciens sont tout ce que tu as. C'est ta famille, que tu l'aimes ou pas. Mon travail est de m'assurer que ce soit une famille fonctionnelle et harmonieuse. » Après chaque spectacle, les meneurs de groupe doivent remplir un formulaire électronique sur le déroulement de la soirée, en mentionnant toute tension. Georges Elchakieh consacre une demi-heure chaque matin à la lecture des rapports. Gare aux têtes fortes: l'homme d'affaires n'hésite pas à renvoyer les trouble-fête à la maison. « Si tu fais quelque chose que tu n'es pas censé faire, tu as 90 minutes pour te rendre à l'aéroport. » Chaque année, au moins 10 % des musiciens d'el-live connaissent ce sort.

PHOTO FOURNIE PAR GEORGES ELCHAKIEH

Georges Elchakieh, président-fondateur d'el-live Productions.