Le 3 juillet 1991, moins d'une heure avant de monter sur la scène d'une salle Wilfrid-Pelletier archi comble au Festival de jazz, Paco de Lucia m'a dévoilé son secret: «Je dois être très nerveux pour jouer de la guitare. C'est pourquoi, avant chaque concert, je bois beaucoup de café. La vitesse d'exécution ne vient pas de la pratique, mais de la tension.»

Si je ne l'avais vu enfiler café sur café devant moi, j'aurais peut-être cru que ce maître de la guitare flamenco se payait ma tête. Mais non, il était sérieux. Et très chaleureux.

Au fil de cette brève conversation, il m'avait parlé de son admiration pour Jimi Hendrix et les guitaristes de flamenco Mario Escudero et Sabicas ainsi que pour Chick Corea: «C'est comme lui que je voudrais être plus tard.»

À 43 ans, Paco de Lucia était pourtant depuis longtemps l'un des musiciens les plus vénérés de la planète. Je ne compte plus les témoignages dithyrambiques que j'ai recueillis au fil des ans, d'Al Di Meola - qu'on a vu à quelques reprises jouer dans un fabuleux trio avec Paco et John McLaughlin - à Javier Mas, son compatriote qui accompagne Leonard Cohen, en passant par Michel Cusson qui, après m'avoir énuméré ses guitar heroes, avait ajouté: «Paco de Lucia, je le trouve extraordinaire mais il est hors d'atteinte, il vit sur une autre planète.»

Ce musicien d'exception était également un homme modeste. Il m'avait dit: «Je suis habitué d'entendre ces louanges, mais je n'y comprends rien. Je ne suis pas si bon.»

C'est le même homme qui, à un journaliste qui lui demandait d'analyser son incroyable technique, avait répondu: «Les mains trouvent toujours le moyen de faire ce que le coeur veut dire.»

Malgré les maux de dos chroniques dont il souffrait depuis de nombreuses années, Paco de Lucia ne songeait pas à la retraite. Vers la fin des années 90, il avait dit à un collègue: «Pour être franc, je crois que je vais mourir debout, avec les pieds dans les bottes!»

Il est mort mercredi, à 66 ans, sur une plage du Mexique où il jouait avec ses enfants. D'une crise cardiaque, fulgurante comme sa musique.

La mort de Paco de Lucia célébrée avec émotion dans le sud de l'Espagne

Des centaines de personnes ont bravé la pluie samedi, pour rendre un dernier hommage au guitariste virtuose Paco de Lucia avant un service funèbre, à Algeciras, sa ville natale située dans le sud de l'Espagne, au coeur du pays de la musique flamenco.

Des gens lançaient des roses sur le corbillard, applaudissaient et criaient son nom alors que son corps arrivait de Madrid vers l'hôtel de ville, tôt samedi matin.

Aucun autre guitariste n'était tenu en plus haute estime par les Espagnols depuis la mort du guitariste classique Andres Segovia (1893-1987), a soutenu Jose Maria Garcia, un peintre et décorateur également originaire d'Algeciras.

Paco de Lucia a suscité l'admiration tant du public que des musiciens. Il a été l'un des musiciens espagnols les plus innovateurs.

Très tôt dans sa carrière, il a adopté une position différente en croisant ses jambes et plaçant son instrument sur sa cuisse droite. Cette technique lui permettait de tenir sa guitare quasiment à l'horizontale et d'avoir un meilleur accès au manche. Il pouvait ainsi réussir des accords qui avaient toujours été considérés comme trop difficile à jouer. C'est une technique qui n'avait jamais été éprouvée ni par ses mentors de flamenco, Nino Ricardo et Sabicas, ni par des joueurs classiques comme Andres Segovia.

Dans des villes andalouses comme Algeciras, où une statue de bronze est érigée en l'honneur du musicien, Paco de Lucia est surtout reconnu pour son travail avec le chanteur Jose Monge Cruz, ou CamarDon de la Isla, son nom de scène.

Le duo a en effet contribué à amener le flamenco dans les plus grandes salles de concert du monde. C'est M. de Lucia qui a intégré au style le cajDon, un instrument à percussion péruvien semblable à une boîte qu'il a découvert lors d'une tournée.

Le répertoire de M. de Lucia allait toutefois au-delà du flamenco. Ses interprétations de classiques de Manuel de Falla et de Joaquin Rodrigo lui ont notamment valu beaucoup de respect.

Mais c'est en formule jazz que les prouesses du défunt étaient le plus appréciées, en trio ou en sextet avec les guitaristes Larry Coryell, John McLaughlin ou Al Di Meola, le pianiste Chick Corea et le percussionniste Rubem Dantas.

L'Espagne a tenu des funérailles officielles pour Paco de Lucia vendredi à l'auditorium national de Madrid. Tant des dignitaires que des admirateurs y ont assisté pour rendre un dernier hommage au célèbre musicien et offrir leurs condoléances à sa famille.

Son cercueil a ensuite été transporté à l'hôtel de ville d'Algeciras, puis à l'église, où son frère, Pepe de Lucia, a chanté un hommage flamenco durant la messe.

- Harold Heckle et Laura Leon, THE ASSOCIATED PRESS (ALGECIRAS, Espagne)