Quand nous leur avons proposé d'écrire un conte de Noël, les Trois Accords n'ont fait ni une ni deux. D'un commun accord, ils ont confié au chanteur Simon F. Proulx le mandat de coucher sur papier cette histoire dans laquelle un tout petit boulon met en péril l'excursion du père Noël.

Le 24 juillet 1991, un tout nouveau modèle de traîneau allait enfin mis à l'épreuve, qui incluait le dernier cri en matière d'équipement de traîneau moderne.

La création de ce nouveau bolide avait nécessité des années de travail, des tables à dessin des lutins designers aux tables de calculs des lutins ingénieurs. Depuis leurs bureaux fenestrés à stores horizontaux, les lutins aux achats y avaient aussi mis tout leur coeur, faisant des appels d'offres dans toutes les langues et dégotant les meilleurs prix grâce à leur incroyable pouvoir d'achat.

Mère Noël était contente, le père Noël était content. Bref, c'était un grand jour pour toute l'équipe.

Après les bisous de mise et les poignées de main protocolaires, au milieu des cris de joie de la foule en délire, la sécurité dégagea la piste des hordes de lutines fanatiques portant des pancartes.

Sous les yeux béats de la plèbe au bord de la piste, l'équipage se mit en place pour cet important vol d'essai. Plein de choses avaient traversé l'esprit des rennes1 durant les 30 secondes que dura le décompte, mais aucun d'entre eux n'avait anticipé un tel départ, «le décollage le plus rapide que le pôle Nord avait connu à ce jour»2. En une fraction de seconde, le coeur dans les genoux et les yeux plissés, l'équipage était déjà loin et gagnait sans cesse de la vitesse.

Les nouvelles sangles de polyester reliant les colliers des rennes au traîneau étaient plus légères, plus flexibles et plus solides que les traditionnelles sangles de cuir qu'ils avaient utilisées depuis toujours.

«Plus vite!», criait le père Noël, sentant que son traîneau n'avait jamais été aussi rapide et facile à manoeuvrer.

Ce fut une accélération sans faille jusqu'à la vitesse de pointe, atteinte au-dessus de la cordillère des Andes où, malgré l'excitation qui le gagnait, il prit un moment pour fermer les yeux et inspirer profondément.

Là-haut dans le ciel gelé, le vent froid dans les moustaches, debout à la barre de son nouveau vaisseau, il se sentait un peu comme le capitaine Kirk, mais avec une combinaison plus chaude. Ou comme l'amiral Nelson, mais avec plus de dents.

Il trouva alors en lui la force d'aller encore plus loin afin de tester les véritables limites de son appareil. Il était prêt pour l'épreuve ultime. Les rennes reçurent alors le signal - c'est bien connu, le père Noël communique en morse avec eux à l'aide des rênes.

D'un morse autoritaire, le père Noël leur fit une épellation du dos avec le mot: «SIGNAL». C'était donc un signal. À la tête de l'attelage, Éclair et Furie3 penchèrent en même temps la tête vers la droite et virent l'horizon tourner devant eux comme une pale de ventilateur.

À leur suite, le cortège en torsion entreprit la périlleuse figure du baril.

Dans la tête de Comète, au troisième rang derrière les harnais, le temps s'arrêta. Comme pour un amateur de poulet frit, toute l'expérience et les saisons dans l'uniforme des rennes du père Noël n'avaient jamais réussi à calmer cette angoisse fébrile de début de baril.

Il fixait la ligne d'horizon à sa gauche lorsqu'elle s'enfuit vers le bas. Il garda la tête de côté, cherchant tout autour un point autre qu'une étoile auquel se rattacher. Puis, l'ouest apparut et le sol défila sous lui comme un long, long générique. Lorsqu'il vit enfin la ligne d'horizon redescendre jusqu'au point où elle devait se trouver, il poussa un soupir de soulagement.

Comète en avait vu, des choses. Il en avait volé, des kilomètres. Ce fils de rennes brouteurs, provenant d'une famille de rennes typique du nord de la Laponie, ne semblait en rien destiné à vivre de telles aventures.

Élève dissipé et peu doué, ayant reçu dès son plus jeune âge un diagnostic de trouble du déficit de l'attention, il avait un don exceptionnel pour apporter de la joie aux enfants, ce qui en avait fait un choix de première ronde au repêchage cette saison-là. Il est devenu l'un des plus jeunes rennes de l'histoire à pourvoir ce prestigieux poste auprès du père Noël. Mais ces années de jeunesse et de folie étaient maintenant bien loin.

C'est donc dans l'allégresse du soulagement du moment de sentiment du devoir accompli que le message suivant vint le frapper comme un coup de poing dans le cou: «AUTRE SIGNAL FOIS DEUX» «AUTRE SIGNAL FOIS DEUX».

Il regarda Danseur (qui préfère d'ailleurs se faire appeler Danseuse, parce que c'est une fille) droit dans les yeux et vit sur le blanc entourant ses iris la même chose qu'il y avait sur son blanc à lui: de la peur.

Et sous cette couche assez épaisse de peur, un apprêt de frousse cachant à peine un vernis de crainte indécapable. Mais avant même qu'il ait pu comprendre ce qui se passait au complet, la troupe avait déjà entrepris la seconde figure: une double boucle arrière.

Si le père Noël avait pris le temps d'épeler les chiffres avec des lettres, comme certains le font pour écrire leur adresse devant la maison, c'est que ça fait plus sérieux. Et s'il voulait que ça fasse sérieux, c'est qu'il savait l'importance de la commande.

C'était un coup risqué: jamais aucun traîneau avant celui-ci n'avait réussi cette manoeuvre. Qu'à cela ne tienne, les fidèles rennes, le museau en l'air et le dos arqué, amorçaient la boucle.

C'est lors de ce premier tour, alors qu'il avait la tête en bas, que pour la première fois Comète vit le film de sa vie. Cette projection lui fit également rater la deuxième moitié de la première boucle (c'est-à-dire le deuxième quart de la figure totale), ce qui le réjouit pour un bref instant.

La deuxième montée se fit quant à elle plus difficilement, les rennes étant pour la plupart, à ce stade, désorientés et étourdis. Fatigués par la première partie, haut-le-coeur à la main, certains commencèrent à perdre la raison et même à tomber dans les pommes dans n'importe quel ordre, sans aucun respect du protocole.

C'est à ce moment flou que le père Noël comprit enfin ce qu'il avait fait. Grisé par le pouvoir du contrôle routier, il avait eu le vent dans la voile, et celle-ci lui était arrivée plus haut que le trou. Il était en train de perdre son équipage dans un terrible incident fâcheux.

Puis, le silence. Au tout début du dernier quart, alors que les rennes peinaient et que tous avaient encore la tête en bas, le boulon retenant le harnais de bois au traîneau avait cédé. C'est bien connu, les rennes ne volent que lorsqu'ils sont attachés au traîneau du père Noël.

Mais les lutins aux achats, qui avaient fait une économie d'échelle historique sur une commande à leur fournisseur de Taipei, n'avaient pas songé que toute l'entreprise reposerait éventuellement sur les épaules de ce boulon.

Le fournisseur de Taipei ne s'en doutait pas non plus lorsqu'il réduisit les prix payés à l'usine de vis de Kampong Chhnang et à l'usine d'écrous de Florange afin d'éponger cette baisse de revenus.

Pas plus d'ailleurs que le propriétaire de l'usine cambodgienne, dont le seul client était Taipei et qui traversait un difficile divorce, lorsqu'il avait décidé de couvrir ses pertes en réduisant le pourcentage d'acier doux dans ses vis, diminuant ainsi de façon significative la capacité de résistance des boulons.

Quand le père Noël reprit connaissance, il sut parfaitement où il se trouvait. Couché par terre, la joue droite refroidie par la neige et la joue gauche chauffée par le soleil, il ouvrit les yeux tranquillement.

Ses amis les rennes avaient probablement été projetés à des centaines de kilomètres de là, compte tenu de la vitesse à laquelle ils allaient. Il était seul. Il avait parcouru ces lieux à travers ciel tellement de fois qu'il connaissait chaque kilomètre de cette chaîne de montagnes infinie, et qu'il savait très bien qu'il était beaucoup trop loin pour entreprendre un voyage à pied.

La meilleure décision était donc d'attendre l'arrivée peu probable des secours. Assis sur la confortable banquette en cuir italien de son épave de l'année, il ne lui restait plus qu'une chose à faire: écrire ses mémoires pour la postérité.

Sans intervieweur sous la main, sans caméraman, sans preneur de son, il devrait encore faire tout le travail lui-même et écrire de ses propres gants blancs. Il prit son calepin et commença à noter:

- Monsieur le père Noël, bonjour!

- Bonjour! Vous pouvez me vouvoyer.

- D'accord. Alors, bienvenue. Êtes-vous confortablement installé?

- Eh bien, le cuir est froid en hiver. Je compte donc sur la chaleur de votre accueil pour me ramener à la température de la pièce.

- Plaît-il. Je passerai donc sur votre coiffure de barbe, qui semble avoir mangé un petit coup de défraîcheur dans l'accident de cette nuit, et mettrai plutôt l'accent sur la blancheur de vos gants, qui vous sied à souhait. D'ailleurs, à cet égard, on raconte...

- Qui raconte?

- Des gens.

- Quels gens?

- Eh bien, dans les entreprises de vente pyramidale, les bottins téléphoniques spécialisés et les bars, certains commentaires auraient été émis, selon lesquels vous vous approprieriez une grande part du crédit pour le travail des autres. Est-ce vrai?

- J'aurais tendance à dire que oui, mais j'aimerais mieux en parler à mon avocat avant de répondre.

- Aussi, certains racontent...

- Qui?

- Certains.

- Aaaaaah bon!

- Donc, certains racontent que des villes précises auraient priorité quant à la distribution de cadeaux. Que vous commenceriez toujours par Drummondville, par exemple.

- C'est ridicule. Pourquoi commencer par le centre? On commence par l'extrémité. C'est logique, il me semble.

- Dans un communiqué officiel, daté du 21 septembre 1988, vous affirmiez pourtant que ces villes de départ étaient sélectionnées au hasard, sans égard à leur situation géographique. Est-ce toujours vrai?

- Mais oui. Ce tirage se fait sous la supervision de notre firme comptable.

- Et qui supervise la firme de supervision?

- Personne. C'est un mécanisme d'autorégulation. Nos experts nous disent que ça fonctionne.

- C'est un tirage?

- Oui.

- Alors pourquoi nous parliez-vous d'extrémités tout à l'heure?

- Mais qu'est-ce que ça fait de toute manière? Les enfants ont tous des cadeaux.

- Mais pourquoi l'extrémité?

- Écoutez, monsieur, je n'aime pas votre ton. Et qu'est-ce que ça fait si j'aime les extrémités? Je suis presque outré. Si j'avais quelque part où aller, j'irais. Poursuivez, s'il vous plaît.

- Est-il vrai qu'au départ, vous portiez un long manteau brun et que vous avez accepté une commandite précisant que vous deviez porter un manteau rouge?

- Vous voulez des réponses?

- Avez-vous commandé le manteau rouge?

- Vous voulez des réponses?

- J'estime avoir droit à une réponse...

- Vous voulez des réponses?

- Je veux la vérité!

- Vous ne sauriez qu'en faire de la vérité... Nous vivons dans un monde qui grandit sans cesse, mon cher, et il y a de plus en plus d'enfants et de sapins de Noël. Savez-vous combien de sapins ça fait, une explosion démographique? Quels moyens ça prend pour fabriquer tous ces cadeaux?

Vous avez le luxe de critiquer mes méthodes. Vous avez le luxe de pleurer la disparition du manteau brun. Mais je sais que, si triste que soit sa disparition, elle a probablement sauvé des vies. Les vies de plusieurs cadeaux de Noël. Parce que c'est ce que nous faisons, monsieur: des cadeaux de Noël.

Alors, je ne resterai pas ici à écouter quelqu'un qui se roule dans les CADEAUX DE NOËL QUE J'APPORTE et qui critique ensuite la manière dont je les apporte. Un simple merci ferait l'affaire. Sinon, je vous suggère de prendre un lutin et de faire vous-même le boulot.

- Avez-vous commandé le manteau rouge?

-J'ai fait ce qu'il fallait...

- AVEZ-VOUS COMMANDÉ LE MANTEAU ROUGE?

- OUI, JE L'AI COMMANDÉ!

- (long silence) Selon vous, est-ce que la morale de cette histoire est qu'on n'est jamais si bien servi que par soi-même?

- Mais bien sûr que non. La morale de cette histoire, c'est qu'il ne faut pas faire de ragoût de pattes avec ses amis si on veut qu'ils mettent l'épaule à la roue.

- Merci. Je n'ai plus de questions, M. le père Noël.

***

1. Depuis l'acte de 1974 sur les vols d'essai et tests d'équipement de Noël, les rennes reçoivent une permission spéciale et peuvent ainsi voler la veille et le jour du Noël du campeur.

2. Freidrich Lutini III, Mémoires d'un lutin chronométreur, Lapons des livres, 1994, p.112.

3. Exceptionnellement pour ce vol, Rudolph était absent: il s'était foulé une cheville de renne.