En congé de Karkwa, Louis-Jean Cormier s'apprête à dévoiler l'un des disques les plus attendus de l'automne. Son escapade en solitaire aboutit à un rock plus ancré en Amérique et à des chansons aux textes plus nets, plus conscients du monde qui l'entoure.

Des dizaines de personnes remplissent déjà la terrasse aménagée à l'arrière du bistrot de L'Assomption. Louis-Jean Cormier participe depuis quelques jours à une tournée collective commanditée par une chaîne de radio par satellite, mais le spectacle de ce soir à L'Ange Cornu a quelque chose de spécial: c'est le premier de sa vie officielle sans Karkwa. L'acte de naissance de sa carrière solo.

Dans les coulisses, le musicien gratte sa guitare, l'air détendu. «Ce soir, ce n'est pas un show, c'est une répétition devant des gens, nuance-t-il. On va avoir du fun.» Il craint d'oublier les paroles de ses nouvelles chansons, mais ne s'en fait pas: personne ne s'en rendra compte, personne ne les connaît... On cherche des traces de trac. On n'en trouve pas. Il a l'air de tout sauf d'un gars qui va jouer son avenir.

Faire cavalier seul n'est pourtant pas un choix qu'il fait à la légère. «Je voulais me prouver à moi-même que je pouvais faire un disque solo», admet-il. La décision de prendre une pause de Karkwa a été collective et prise avant le début de la tournée qui a suivi Les chemins de verre (2010). Louis-Jean Cormier a donc profité des nombreux déplacements pour écrire la suite. Pour lui tout seul.

«J'ai toujours fait des chansons en sachant qu'elles allaient traverser quatre autres points de vue vraiment différents et que chacun aurait son mot à dire sur le produit final, dit-il. Là, je me retrouve un peu boss, maître chez moi. En même temps, je suis un gars de gang, alors je n'étais pas capable de faire un disque tout seul. Il a fallu que je me monte une autre gang. Ç'a été un réflexe naturel et une méchante bonne idée, parce qu'il y a une cohésion, une chimie.»

Voix croisées

La chimie dont il parle ne tient pas du hasard. Son batteur Marc-André Larocque (vu notamment auprès de Dumas) juge que Louis-Jean Cormier excelle à faire des combinaisons qui marchent. «Il a le don de détendre l'atmosphère et il est à l'écoute, ajoute-t-il. C'est valorisant.»

C'est tout naturellement que, une heure avant son entrée sur scène à L'Assomption, la bande s'est agglutinée dehors autour du chanteur. Les deux pieds dans le gravier, dans la pénombre du soir qui tombe, ils ont chanté Au long de tes hanches (tirée de Douze hommes rapaillés), Le vrai bonheur (de Karkwa) et une récente chanson intitulée L'air. Une répétition impromptue, déjà empreinte de beauté.

Le mariage des voix de Louis-Jean Cormier et de sa choriste Adèle Trottier-Rivard (la fille de Michel) se révèle aussi émouvant que lorsqu'il chante avec Marie-Pierre Arthur, la voix féminine de Karkwa. Délicatement, Simon Pedneault (guitare), Guillaume Chartrain (basse) et Marc-André Larocque se joignent à leur chant pour créer des harmonies si invitantes qu'il faut se retenir pour ne pas s'y mettre à son tour...

Ces voix croisées constituent l'un des grands bonheurs du chanteur ces jours-ci. «J'ai du monde qui chante avec moi. Avec Karkwa, c'était plus difficile, avoue-t-il. J'ai toujours rêvé d'avoir un Beach Boys band. Là, je l'ai!»

Un rock plus carré

Ne faire appel à aucun gars de Karkwa était «presque une règle» de fonctionnement pour créer Le treizième étage. «Je suis quand même l'identité vocale de Karkwa, alors il fallait que je mette tout en oeuvre pour m'en détacher», fait-il valoir. Il a viré les claviers et le piano (enfin, presque), construit des chansons plus carrées et misé sur les guitares. Qu'il fait murmurer ou rugir. «On dira ce qu'on voudra, je n'ai pas fait un album de polka!»

En solo, Louis-Jean Cormier sonne plus «américain». Les indications qu'il donne à ses musiciens en répétition le confirment: il mentionne Neil Young, The Band, The Byrds et les Stooges. Des noms qui étonnent un peu dans la bouche d'un rockeur dont le groupe aimait citer l'influence de Steve Reich et qui a été si souvent comparé à Radiohead.

«Neil Young, c'est constant dans les quatre ou cinq disques que j'ai faits avec Karkwa et les hommes rapaillés, analyse le principal intéressé. Ce gars-là a créé un folk-rock béton, charpenté et mourant de simplicité.» L'analogie colle: Le treizième étage allie mélodies fortes et ton direct. «Ces références-là, précise-t-il, on les utilise moins pour donner des indications sur les choses à jouer que sur l'attitude à adopter.»

À l'avenir...

Le détail a son importance. De Mick Jagger à Jean Leloup, l'attitude a toujours constitué un ingrédient essentiel du rock. Louis-Jean Cormier le sait. Mais c'est un coup de gueule de Lisa LeBlanc qui lui a fait intégrer la leçon. Ça s'est passé l'an dernier, pendant qu'il réalisait le premier disque de l'Acadienne aux chansons rugueuses...

«Je venais d'aller au micro pour enregistrer des choeurs. J'avais le sentiment d'avoir chanté la bonne affaire. Elle m'a dit: c'est bon, mais on va le refaire. Avec des couilles! Elle avait raison, dit-il en souriant. Chanter avec des couilles, c'est éviter toute forme de contrainte dans ta tête: fais-le, assume-le.»

Ce déclic n'a rien d'anodin. Karkwa a toujours été hyperconscient de sa sophistication. «La peur d'être kétaine était très présente», dit le chanteur. En solo, il est peut-être moins aventureux, mais prend davantage la parole (voir autre texte) et ose aussi une plus grande intimité. Pour ça aussi, il faut des couilles.

Louis-Jean Cormier ne dit jamais qu'il se sentait emprisonné au sein de Karkwa. Rien ne laisse croire qu'il le cache pour ménager ses vieux complices. N'empêche, on le sent léger, libre, affranchi. Son escapade solo durera, d'ailleurs. «Je vois ça comme une carrière parallèle qui va continuer, dit-il, sans condamner Karkwa pour autant. J'ai ouvert une porte et les deux affaires peuvent vivre en même temps.»

Louis-Jean Cormier, en concert

les 21 et 22 novembre au Club Soda.


DES MOTS QUI FONT IMAGE

«La seule crainte que j'ai, c'est: est-ce que je suis resté trop près de ce que je faisais avant?», avoue Louis-Jean Cormier. Là où la distance avec Karkwa se remarque le plus, c'est dans les textes. Plus nets, plus serrés, plus évocateurs, ils posent un regard à la fois lucide et naïf sur un monde en manque d'authenticité.

«J'avais envie depuis longtemps de ramasser les textes, mais de conserver en même temps une richesse d'images, une profondeur poétique», explique le chanteur qui a sollicité la collaboration de Daniel Beaumont, parolier de Tricot Machine.

«Il a une façon vraiment désarmante de dire les vraies choses», juge-t-il. Chaque mot écrit par l'un est passé dans le collimateur de l'autre. Louis-Jean Cormier n'est d'ailleurs pas fâché de faire mentir le cliché voulant qu'un album solo soit forcément plus «personnel» qu'un autre.

«J'ai été animé par deux choses: le désir d'être plus direct et par le réveil de mon engagement social, que j'avais presque mis de côté, dit-il. Ce réveil a fait que, d'un coup sec, le disque s'est plus tourné vers le monde que vers moi-même.»

Louis-Jean Cormier évoque ces «phrases creuses» qui font la une des nouvelles et son désir de les entendre «en éliminant tous les effets dans la voix» (La cassette). Est-ce qu'on y verrait plus clair? se demande-t-il toutefois. Tout le monde en même temps sonne comme un lointain écho au «six milliards de solitudes» chanté par Daniel Bélanger. Sauf qu'après avoir constaté qu'on joue «aux solitaires tout le monde en même temps», Louis-Jean Cormier en appelle à passer à l'action: «Où sont les règles du jeu? Qu'on y mette le feu!»

Les passages intimes s'avèrent tout aussi éloquents et parviennent à éviter le piège de la mièvrerie. Ce qui relève parfois de l'exploit, comme dans le cas d'Un monstre où il est pourtant question d'un enfant malade. Louis-Jean Cormier dit avoir recherché les «trucs les plus simples et les plus porteurs», inspiré en cela par le travail de son ami Gilles Bélanger sur les poèmes de Gaston Miron.

Il se félicite d'avoir fait ces gestes lorsqu'il chante ses nouvelles chansons sur scène. «Je n'ai pas vécu ça avec Karkwa. Les mots n'avaient pas d'impact. Là, ils en ont un et il est direct, constate-t-il. Les chansons touchent encore plus la cible.»

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

QUELQUES DATES

1980

Louis-Jean Cormier naît dans une famille de musiciens de Sept-Îles. Son père est un grand amateur de musique classique et son frère Benoît suivra cette voie: il est violoniste dans l'Orchestre symphonique de Québec.

1988

Initié très tôt au piano, il reçoit sa première guitare à 8 ans. Son cousin Alan Côté, du Festival en chanson de Petite-Vallée, lui apprend ses premiers accords, ceux de Twist and Shout des Beatles. «C'est là que ma vie a changé», dit le rockeur.

1997

Transplanté à Montréal pour faire des études en musique au cégep de Saint-Laurent, il se déniche un boulot dans un studio auprès d'Yves Savard, guitariste de Laurence Jalbert et de Lynda Lemay. Il apprend les rouages de l'enregistrement en studio.

2000-2004

Un an après la sortie du premier album de Karkwa,  Le pensionnat des établis, il coréalise l'album éponyme de Béluga (paru en 2004), disque auquel participent également trois gars de son groupe fondé en 1998: Martin Lamontagne, Julien Sagot et François Lafontaine. Il accompagne sur scène Chloé Sainte-Marie à titre de guitariste et assure la direction musicale d'une tournée de Diane Tell.

2005

Karkwa lance son deuxième disque, Les tremblements s'immobilisent. Son rock compact et sophistiqué le fait sortir de la masse. Le volume du vent (2008) et Les chemins de verre (2010, lauréat du prix Polaris) feront de Karkwa l'un des groupes rock les plus respectés au Québec. La bande tournera au Québec et en France, mais aussi aux États-Unis, au Canada anglais, en Islande, en Angleterre et au Liban.

2008

Louis-Jean Cormier réalise le premier des deux disques collectifs Douze hommes rapaillés, consacrés à la poésie de Gaston Miron. Il est également le directeur musical du spectacle à succès tiré des albums, créé aux FrancoFolies en 2009 et repris régulièrement depuis. Il participe au tournage du documentaire Rapailler l'Homme, à l'affiche depuis hier.

2012

Karkwa «suspendu sur un cintre» pour une période indéterminée, selon ses propres mots, Louis-Jean Cormier continue de réaliser des disques pour d'autres (Lisa LeBlanc, notamment), mais se lance aussi en solo. Son album Le treizième étage, avec le parolier Daniel Beaumont à la codirection artistique, sera en vente mardi.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE