Ce matin-là, dans son modeste bureau des éditions Raoul Berton, dans le quartier de l'Étoile à Paris, Charles Aznavour a une toux persistante qui ne veut pas s'arrêter et l'empêche par moments de parler: «J'ai arrêté de fumer à 47 ans. Heureusement, car je fumais trois paquets par jour. Cela fait donc 40 ans, mais il en reste toujours quelque chose.»

Aznavour ne fait pas mystère de son âge et le rappelle volontiers. Il aura 88 ans le 22 mai prochain, et il continue de monter sur scène pour des spectacles de près de deux heures. Deux concerts à Montréal et un à Québec, du 10 au 12 avril. Après quoi il filera vers New York, où il se produira pour la quatrième fois de sa carrière, cette fois au City Center.

C'est un phénomène de la nature. On croyait avoir tout vu lorsque Charles Trenet avait fêté ses 80 ans par un grand concert à l'Opéra Bastille en 1993. L'automne dernier, Aznavour en avait 87, et, avant une grande tournée française de deux mois, il occupait l'Olympia pendant tout le mois de septembre. Une performance éprouvante pour la voix - «qui tient pas si mal: il faut un certain registre pour chanter Sa Jeunesse - et exigeante pour le corps, surtout pour certaines chansons comme Les deux guitares, où il faut danser avec énergie.

«Mais vous savez, dit-il sur le ton de la constatation, je donne beaucoup moins de spectacles maintenant. Pas plus de 50 par année. Avant, j'en donnais 200 ou 250... Comment je fais? Mais je truque évidemment! Vous avez remarqué que j'ai un tabouret, ou plutôt un fauteuil. Pour certaines chansons, je reste assis et je récupère... Mais bien sûr, ça ne durera plus très longtemps. Je regretterai beaucoup ce métier. Mais, quand je suis dans ma maison, dans le sud de la France, je commence à m'accoutumer au plaisir de m'asseoir à l'extérieur et de jouir de la nature.»

Mais peut-il s'arrêter? Il doit y avoir deux personnages dans le même Aznavour. D'un côté, un monsieur étonnamment alerte, mais tranquille, qui évoque volontiers en interview ses implants capillaires et son appareil auditif, et parle de son métier avec réalisme et simplicité. De l'autre, un artiste drogué de la scène depuis trois quarts de siècle et qui continue de s'émerveiller de l'enthousiasme et de l'amour de ses spectateurs comme au premier jour. «L'année dernière, dit-il, j'étais à Moscou, dans une grande salle. À la fin du spectacle, les gerbes de fleurs ont commencé à arriver sur scène, il y en avait des dizaines...»

Photo: Archives La Presse

Charles Aznavour au café St-Jacques, en 1968.

Aznavour a enregistré quelque 500 chansons (sans compter les versions italiennes, espagnoles, etc.) et, à vue de nez, 150 albums, toutes langues confondues. L'album La bohème a atteint à lui seul les trois millions d'exemplaires. C'est le seul chanteur français à s'être produit quatre fois à Broadway - «et souvent pendant une semaine» -, à avoir fait la plupart des grandes villes américaines, à avoir gagné le prix de la chanson country à Nashville, à avoir son nom au Hall of Fame. Il a chanté au Japon, au Mexique, en Égypte, en Colombie...

L'année montréalaise

À cette carrière phénoménale sur scène, il faut ajouter un glorieux parcours cinématographique ponctué de films-cultes: Tirez sur le pianiste, Taxi pour Tobrouk, Le tambour et bien d'autres. «La première fois que j'ai chanté à Broadway, les gens sont venus pour voir le "pianiste" du film de Truffaut, qui a joué pendant des années dans le même théâtre...»

Malgré cette vie artistique hors du commun, et bien qu'il se défende de tout sentiment de rancoeur, on sent perpétuellement chez lui comme une soif de reconnaissance jamais satisfaite.

«Quand je suis revenu à Paris en 1950, j'ai eu droit à tout, que je n'avais pas de voix, qu'il ne fallait pas laisser un infirme monter sur scène. On a tout dit sur moi, je vous mets au défi de trouver un seul bon papier au début des années 50. Après quoi j'ai eu droit au silence. J'ai fait quatre fois Broadway: vous croyez que les journaux français en ont parlé? J'ai toujours eu droit au silence. Je suis l'homme du silence. Mais ils n'avaient pas à s'en faire: je m'en foutais.»

Photo: Archives La Presse

Charles Aznavour en spectacle à Montréal, en 1963.

Fidèle à quelques vieilles rancunes, il l'est aussi en amitié. Entre la période Piaf et le début de sa carrière parisienne, il avait passé presque toute l'année 1950 à Montréal et il se souvient de tout: «Avec Pierre Roche, nous avons chanté pendant 40 semaines au Faisan Doré, une boîte qui se trouvait à l'angle du boulevard Saint-Laurent et de la rue Sainte-Catherine. Il y avait là Jacques Normand, Lise Roy, Monique Leyrac et le petit Gignac. À la fin de la soirée, tout le monde était sur scène. S'il y avait eu à l'époque l'effervescence musicale qu'on trouve aujourd'hui, je serais sans doute resté. Mais à l'époque, il n'y avait pas de maisons de disques, deux ou trois cabarets au plus.»

Même si, «de ce premier cercle presque tous ont disparu», Aznavour garde des liens privilégiés avec Montréal. Suffisamment pour se permettre - en toute amitié - d'avoir ses opinions: «J'ai toujours pensé que c'était une chance d'être à mi-chemin entre la France et les États-Unis et j'encourageais mes amis à pratiquer l'anglais. Dans mes spectacles au Québec, comme vous le savez, je me permets ici et là de dire quelques mots en anglais. Et même de chanter une chanson en anglais. Il y a quelques murmures. Mais pas trop.»

Il y a aussi d'autres attaches montréalaises: un fils marié à une Québécoise. «Elle est très catholique, dit Aznavour avec une pincée d'humour. Si je dis cela, c'est que je suis le patriarche de ce que j'appelle une famille Benetton. Je suis de culte arménien, ma femme est une protestante suédoise, j'ai un gendre juif et un autre qui est musulman algérien. Je viens d'un peuple qui a eu sa part des horreurs du XXe siècle, et je ne peux me résigner à voir ces conflits religieux ou interethniques. Il faudrait d'abord que les grandes religions se mettent d'accord et, dans la mesure de mes moyens, je milite pour la compréhension entre les peuples. Y compris entre les Arméniens et la Turquie. Mais sur le fond, c'est vrai, je ne suis pas très optimiste.»

Photo: Archives La Presse

Charles Aznavour garde des liens privilégiés avec le Québec. On le voit ci-dessus en 2009 au Centre de la nature de Laval.