L'année 2012 à la manière Angèle Dubeau, c'est un 35e album pour marquer 35 ans de carrière, mais aussi 25 ans de mariage avec son bien-aimé. Cette femme de 50 ans a fondé un orchestre féminin à succès (La Pietà), il y a 15 ans et vendu 500 000 disques depuis ses débuts, tout en tournant dans plus de 25 pays! Sous tous ces multiples de cinq, elle pourrait être ébranlée. Au contraire, elle rayonne.

René Morel, à qui est dédié le nouvel album d'Angèle Dubeau et la Pietà, Silence, on joue!, était luthier. «Mais c'était surtout un ajusteur d'âmes exceptionnel», explique avec chaleur la musicienne. Un ajusteur d'âmes? L'âme désigne un petit bout de bois placé sous le chevalet d'un violon, qu'il faut ajuster délicatement pour que l'instrument vibre parfaitement.

Depuis 1977, il y a donc 35 ans, Angèle Dubeau allait régulièrement à New York pour rencontrer René Morel et lui confier Arthur. Ou Jean-Baptiste. Arthur, c'est le nom qu'elle a donné à son Stradivarius 1733. Et Jean-Baptiste? Le nom de son deuxième violon, un Vuillaume 1864. René Morel est décédé en décembre dernier, quelques semaines avant la sortie de Silence, on joue!, et Angèle a tenu à souligner l'importance de René dans sa vie. Tout est affaire d'âme et d'ajustement, finalement, dans ce monde...

C'est une année particulière à plus d'un titre pour la violoniste: «Pour la première fois de ma vie, j'ai eu de longues vacances sans mon violon: trois semaines l'été dernier! Trois semaines sans toucher à l'archet! Je suis restée au chalet, j'ai appris à jouer au golf, j'ai popoté, j'ai joué avec Lena (la plus adorable petite chienne qui soit)... Quand je suis revenue à Montréal, je trouvais que les autos allaient vite, moi qui roule toujours dans la voie de gauche et qui dépasse tout le monde!»

Qu'on ne s'y méprenne pas: ce «ralentissement» a été passager! Angèle a depuis recommencé à multiplier enregistrements, concerts, programmes, apparitions, déplacements, tournées locale et internationale, etc., avec quelques jours de repos à Bora Bora dernièrement. «C'est le cadeau de mon chum pour mes 50 ans!» Son chum, c'est son mari depuis 25 ans, Mario Labbé, fondateur et président de l'étiquette de disques Analekta. Ils ont une fille, Marie, 19 ans, qui ne se destine pas à la musique, mais qui raffole des langues (elle en parle cinq), du théâtre et de la publicité marketing, qu'elle étudie à Concordia.

La p'tite fille de Saint-Norbert

«Avant de rencontrer Mario, je n'avais jamais pris de vacances sans mon violon», explique la violoniste. Un jour, il m'a dit: " On part en camping, t'es pas pour apporter ton violon en camping, toujours? " Je suis donc partie sans. Et j'ai fait des cauchemars. Je rêvais que je n'étais plus capable de jouer, pour réaliser au retour que je jouais mieux! Ça prend un équilibre.» Et manifestement, Angèle Dubeau a trouvé le sien.

Longévité, équilibre ou parcours, s'il y a un parallèle à établir entre Angèle Dubeau et d'autres artistes québécois, ce serait avec Céline Dion.

Nées au sein d'une famille nombreuse et dans une petite agglomération (la violoniste a sept frères et soeurs, nés à Saint-Norbert, dans Lanaudière), les deux femmes ont débuté jeunes (officiellement, Angèle Dubeau a commencé à 15 ans «quand mon nom a été écrit pour la première fois sur un billet de spectacle»), ont pour agent leur mari et connaissent une carrière internationale.

Toutes deux ont côtoyé les plus grands, mais demeurent d'une simplicité désarmante et font preuve d'un humour pas piqué des vers. Toutes deux respectent leurs engagements: elles sont montées sur scène malades ou le jour de la mort de leur père respectif.

Tout ça pour dire que ce n'est peut-être pas surprenant si Angèle Dubeau reprend avec brio et souffle My Heart Wil Go On sur Silence, on joue!, dans de très beaux arrangements signés Claude Mégo Lemay, directeur musical de Céline.

La vraie différence dans leur parcours? Angèle est une «entrepreneuse» tout crin, fourmillante d'idées et de concepts: elle a créé un festival dans les Laurentides (La fête de la musique à Tremblant, depuis 1995), animé une émission hebdomadaire sur la musique qui a marqué les mémoires, à la SRC, de 1994 à 1997, soutenu sa carrière avec l'aide du numérique («En 2007, iTunes USA m'a mise en "toune gratuite" sur iTunes Store et on a reçu 96 500 clics en cinq jours»), et, surtout, elle a fondé l'ensemble La Pietà, en 1997.

C'était il y a 15 ans. Angèle Dubeau avait tout fait, à peu près tout ce qu'un violoniste soliste peut faire: les concertos de virtuose, les tournées avec les orchestres les plus connus, les rencontres avec les grands de ce monde («Je suis une fille de la campagne, mais je peux faire la princesse en robe longue n'importe quand!»). Or, l'ambassadrice officielle de Saint-Norbert n'aime pas particulièrement la redite et souffrait de plus en plus de devoir répéter à toute vitesse, souvent le jour même, quand elle se produisait avec des orchestres. «Avec La Pietà, on peut travailler les partitions, les couleurs et les textures, à mon goût. C'est-à-dire beaucoup!»

Angèle Dubeau avait un objectif précis quand elle a créé cet ensemble d'une quinzaine de musiciennes: l'orchestre féminin serait voué essentiellement à la tournée.

Le langage des yeux

«Quand j'ai commencé le violon, toute petite, je jouais beaucoup avec d'autres, en gang, et j'aimais ça. Ça me manquait, ce partage. Et puis, tout en gardant ma place de soliste, je peux diriger un ensemble. Les filles m'appellent " les yeux ": quand quelque chose ne fait pas mon affaire pendant un concert, il paraît que je fais des yeux très expressifs, explique une Angèle hilare. Qu'est-ce que tu veux, je suis le chef, mais je n'ai pas de baguette, j'ai juste mon archet... et mon corps. Des fois, les musiciennes me voient le petit coin de bouche qui relève et elles savent que je vais faire une chose à laquelle elles ne s'attendent pas, comme ralentir le tempo ou changer d'attaque. Ça les tient sur leurs gardes!»

Angèle Dubeau et La Pietà proposent une dizaine de programmes différents, qu'elles présentent un peu partout, à raison de quelque 80 concerts par année. À la fin du mois, elles seront à la Maison symphonique pour le programme Silence, on joue («avec les morceaux de l'album, mais aussi le thème de Pink Panther, un extrait de Carmen, ça va brasser!»). En avril, elles seront à la salle Bourgie du Musée des beaux-arts de Montréal avec leur programme «Concerto Per Archi». Et en mai, au centre Pierre-Péladeau, avec la Société de musique contemporaine, pour un concert voué à Philip Glass, Arvo Pärt, John Adams, Frank Zappa, Claude Vivier...

Se changer dans un confessionnal ou une chambre de curé, un vestiaire sportif odorant ou une loge glaciale, quand elle n'est pas habitée par une colonie de coquerelles, rien ne leur fait peur: «Je dirige des musiciennes qui sont en général plus jeunes que moi. Et ça te fouette, ça, ma chère, ça entretient l'étincelle! Remarque, je les bats toutes à l'endurance, je peux jouer au violon debout, pendant 10 heures, alors qu'elles finissent toutes par s'asseoir. Pas moi. Qu'est-ce que tu veux, je suis faite de même!»

Angèle Dubeau est «faite de même». Alors que Silence, on joue! est en tête des palmarès de ventes au Canada, elle planche déjà sur le prochain disque de La Pietà. Et même le suivant. Elle organise les tournées, ici et en Pologne, en Amérique du Sud, etc. Elle prépare la Fête de la musique à Tremblant de 2012, mais aussi celle de 2013 et 2014. Tout ça et bien plus, en vibrant de fièvre et plaisir. C'est parce qu'elle a l'âme bien ajustée.