Un an après la fin de sa tournée triomphale de spectacles-marathons au cours desquels il puisait dans ses classiques, Leonard Cohen est de retour avec 10 nouvelles chansons regroupées dans un album au titre délicieux: Old Ideas. À 77 ans, le poète et musicien d'origine montréalaise prouve hors de tout doute qu'il a toujours sa place parmi les plus grands de sa profession. La Presse l'a rencontré.

Malgré son amitié pour le consul général, Leonard Cohen aurait sans doute préféré être ailleurs que dans un salon du consulat du Canada à Los Angeles le 13 décembre dernier. N'empêche, cet «homme de devoir» - l'expression est de son fils Adam - a accepté ce soir-là d'écouter en compagnie d'une centaine d'invités les 10 chansons de son nouvel album Old Ideas. Toujours vêtu de façon impeccable, le petit monsieur a pris place dans la première rangée, face aux haut-parleurs, pour ne pas être témoin des réactions du premier véritable public de son premier album en sept ans, a-t-il blagué.

Puis la grand-messe a commencé. Ces auditeurs privilégiés, parmi lesquels se trouvaient les patrons américain et canadien de sa compagnie de disques Columbia/Sony, des producteurs de spectacles, des acheteurs de musique pour le cinéma, la télé et même la chaîne Starbucks, quatre journalistes et au moins un artiste (Tom Morello du groupe Rage Against The Machine), ont écouté les 10 chansons les textes en main dans un silence remarquable.

Quand la toute dernière, Different Sides, s'est terminée en fondu, les bravos ont fusé de toutes parts. L'artiste s'est levé, s'est tourné vers ce public d'un soir et l'a remercié d'un hochement de la tête avant de lui adresser quelques mots.

La couenne pas si dure

Leonard Cohen le reconnaît, l'accueil réservé à son oeuvre l'a toujours un peu angoissé: «Il y a une partie de moi qui a la couenne très dure. Je pratique ce métier depuis longtemps et il y a toujours une petite voix en moi qui dit je m'en fous. Mais il y a aussi une autre voix qui, curieusement, était très active ce soir.»

Fidèle à lui-même, il a minimisé l'importance du «voyage spirituel» auquel faisait référence un collègue à propos de cet album où le sacré et le profane cohabitent plus que jamais et dont certaines chansons sont de véritables hymnes (Show Me The Place, Come Healing).

Il y a surtout dans Old Ideas une diversité musicale que ne s'était pas autorisée Cohen depuis belle lurette. Dans la chanson érotico-jazzée Anyhow, dans le blues de Darkness, dans l'irrésistible Going Down où Cohen se moque de lui-même à la troisième personne («A lazy bastard living in a suit»), mais aussi dans Crazy To Love You qu'il nous sert en mode guitare-voix, une façon de faire qu'il semblait avoir reléguée à un passé lointain.

Comment ne pas y voir l'effet bénéfique de cette tournée de près de trois ans au cours de laquelle son plaisir de jouer de la musique n'a jamais été aussi palpable? Cohen, que nous avons retrouvé dans le salon du consulat entre deux séances de photos avec des fans, parlait ce soir-là d'un groupe de musiciens spéciaux, d'une aventure qui a transcendé l'expérience rock and roll habituelle. Puis il a concédé: «Nous avons tous été nourris et, dans une certaine mesure, libérés, par cette expérience.»

Pourtant, son groupe de tournée ne participe pas vraiment à Old Ideas à l'exception de la chanson Darkness, presque enregistrée en direct, et la participation occasionnelle de Sharon Robinson, du multi-instrumentiste Dino Soldo et du claviériste Neil Larsen. Les chansons écrites avant et pendant la tournée ont été retravaillées, y compris Crazy To Love You qu'il avait donnée à Anjani Thomas pour son album Blue Alert et dont elle réalise la nouvelle version qui tranche avec la sienne, tout en piano et voix angélique.

Un disque organique

Old Ideas a été créé de façon organique, explique Leonard Cohen: «Ça s'est fait chez moi et ceux qui passaient par là y participaient, comme Jennifer Warnes (qui chante dans Show Me the Place).» Ce que confirme en riant son fils Adam: «Pour lui, c'était inconcevable de bouger de son salon. Mais la grande différence entre mon père et un petit groupe d'icônes vivantes qui ont changé la face de la musique, c'est que pour lui, ce n'est pas affaire de nostalgie. Ce disque en est la preuve: il est pertinent et ce qu'il a à offrir continue à évoluer. On sent quelque chose de vrai, de transcendant.»

Leonard Cohen a toujours fui la redite et les recettes, même celles qu'il a inventées, mais cette fois, il voulait toucher à presque tout ce qu'il a fait dans sa carrière, estime son fils: «(le minimalisme de) Crazy To Love You n'est pas un clin d'oeil à une vieille architecture qu'il a bien établie jadis, mais il a compris que cette chanson n'avait besoin de presque rien pour exister. Je pense aussi que c'était sa façon de dire à tous ceux qui l'emmerdent depuis des années pour qu'il fasse ce genre de chanson qu'il en est capable s'il le veut bien. Ses nouvelles chansons sont à la hauteur de son répertoire.»

Et la scène?

Le Leonard Cohen que nous avons rencontré à Los Angeles avait le sourire, le ton et la poignée de main d'un homme satisfait du travail accompli. «Un homme soulagé», corrige Adam en ajoutant que son père n'a jamais aimé le processus d'enregistrement d'un disque qu'il trouve contre-nature.

C'est pourtant ce même «homme de devoir» qui, pas plus tard que lundi dernier à Paris, a annoncé qu'il travaillait encore à de nouvelles chansons qui pourraient sortir d'ici un an. Et qui, quand je lui ai demandé s'il avait le goût de chanter ses nouvelles chansons sur scène, m'a répondu dans un large sourire: «Je l'espère bien!»

Les patrons de AEG, les producteurs de sa dernière tournée, l'espèrent eux aussi. Ils estiment toutefois que Cohen attendra de voir l'accueil réservé à Old Ideas - en magasin le 31 janvier - avant de se commettre.

«Il veut se tester, croit pour sa part Adam Cohen. Il est très conscient du fait qu'il va bientôt avoir 80 ans (Cohen père aura 78 ans le 21 septembre). Ce qui l'intéresse le plus maintenant, c'est de savoir s'il a vraiment la force de continuer. Il se pose plein de questions et la seule façon dont il pourra y répondre, c'est en prenant un risque immense.»

Comme il l'a fait en 2008.