Cet hiver, quand le public a appris que la Rôtisserie Laurier allait fermer ses portes pour se transformer, les files d'attente y sont revenues. Comme si l'annonce de la disparition d'une institution de la métropole, telle qu'on la connaissait, avait ravivé nos liens affectifs avec le vieux commerce. Montréal compte de nombreux classiques de ce genre auxquels nous sommes attachés, qui protègent et entretiennent nos souvenirs tout en ancrant la mémoire de la ville. Marie-Claude Lortie et Jean-Christophe Laurence en ont choisi quelques-uns et nous les présenteront chaque semaine durant l'été. Aujourd'hui, visite chez le disquaire Leon Vellone Dischi.

«Je ne suis pas venu au Canada pour changer d'air. Je suis venu pour faire de l'argent!»

Le crâne dégarni, les sourcils en broussaille, Leon Vellone trône au milieu de son magasin comme un roi dans son royaume. Pendant que sa femme, Maria-Louisa, fait le café et s'occupe des clients, le vieil homme nous reçoit dans son bureau, entre les murs couverts de certificats et de photos d'une autre époque.

On ne sait pas si M. Vellone a fait de l'argent, mais les affaires n'ont pas dû être si mauvaises puisque son magasin, Leon Vellone Dischi, est encore en activité 55 ans après sa fondation. À 78 ans bien sonnés, l'homme est assurément le plus vieux disquaire italien de Montréal, sinon le plus vieux disquaire de Montréal, point à la ligne.

Évidemment, les affaires ont ralenti. En voyant les 33 tours en solde, les cassettes et les CD de chanteurs italiens d'une autre époque dispersés dans le magasin, on comprend que Leon Vellone Dischi a depuis un moment passé son âge d'or. Les bibelots religieux, drapeaux italiens et autres Pinocchio de toutes tailles ne font qu'ajouter au côté pittoresque de l'établissement. Mais Leon et Maria-Louisa, unis dans le commerce comme dans la vie, restent fidèles au poste comme il y a 50 ans.

«Ce n'est plus comme avant, admet Leon en regardant sa femme. Dans le temps, le disque allait tellement bien que les gens faisaient la file le samedi matin. Il fallait être trois pour servir au comptoir. Mais avec l'internet, tout est tombé à l'eau.»



Photoreproduction: Alain Roberge, La Presse

Leon Vellone dans son magasin au début des années 60.

Électronique, voie de l'avenir

Qui aurait dit que cet ancien électricien originaire de Pontecorvo, en Italie, deviendrait une institution de la musique italienne au Québec? Sûrement pas le principal intéressé, qui garde encore un souvenir brutal de ses premiers mois au Canada, en 1952.

«Ce n'était pas l'Amérique à laquelle je m'attendais. Je ne parlais ni français ni anglais. C'était très dur de trouver du travail.»

Leon a travaillé quelque temps à la Royal Vickers et comme «opérateur de machine à vues» dans un cinéma avant de se lancer en affaires. Convaincu que l'électronique est la voie de l'avenir, il ouvre avec ses frères un magasin d'articles électroniques en 1956.

Le contexte ne pouvait être plus favorable: profitant de l'arrivée récente de la télévision et du boom de l'immigration italienne d'après-guerre, Leon Vellone devient vite incontournable pour sa communauté à Montréal. On vient le voir pour un grille-pain, un fer à repasser, une radio, surtout pour un téléviseur. «C'était cher, se rappelle-t-il. Souvent, les familles devaient se mettre à plusieurs pour acheter.»

Mais c'est avec la musique que la «business» va décoller.

Photoreproduction: Alain Roberge, La Presse

Un prêtre a béni le magasin en 1956.

Voyant que les disques italiens sont introuvables au Canada (c'est la grande époque de Giorgio Consolini, Aurelio Fierro, Little Tony et de la chanson Volare), Leon décide de partir à Milan pour établir des ponts. Il en revient quelques semaines plus tard avec les droits de distribution exclusive de six étiquettes italiennes.

Bientôt, le disquaire ne vend pas seulement aux Italiens de Montréal, mais dans une trentaine de magasins au Canada. Les affaires vont si bien qu'il abandonne progressivement le secteur électronique pour se consacrer exclusivement à la musique.

En 1965, il fonde carrément sa propre étiquette de disques, EMV (Ediziones Musicales Vellone), qui lui permet de presser à Montréal des chansons à succès enregistrées en Italie. En 40 ans, plus de 200 disques 45 tours seront commercialisés par sa petite maison, qui se spécialise surtout en musique populaire et folklorique.

En 1976, Leon Vellone ouvre un nouveau magasin au 1474, rue Jean-Talon, où il est toujours aujourd'hui. On compte alors une quinzaine de magasins de disques italiens à Montréal, et la concurrence est féroce. Mais, fort de ses contrats d'exclusivité, Leon Vellone survit à ses concurrents.

Photoreproduction: Alain Roberge, La Presse

Dans les années 70, Little Tony s'est arrêté chez Leon Vellone Dischi.

Cette époque correspond à la parenthèse politique de M. Vellone. Il est si populaire dans sa communauté que le Parti progressiste-conservateur du Canada le recrute comme candidat dans Papineau-Rosemont. Il s'est présenté trois fois (1974, 1978 et 1979) sans jamais être élu.

Peut-être aurait-il eu plus de chance avec les libéraux, traditionnellement appuyés par les Italiens? Quoi qu'il en soit, il ne regrette pas l'expérience. «J'y suis allé par vocation, pas par intérêt personnel», dit-il en nous montrant ses vieilles affiches de campagne.

Et demain?

Trente ans plus tard, Leon Vellone a nettement ralenti ses activités. Mais comptez toujours sur lui pour s'impliquer dans les dossiers chauds, comme ce fut le cas il y a quelques années, quand il a pris la défense de la RAI (télé nationale italienne), qui demandait une licence au CRTC.

Personnalité redoutable, ce cavaliere de l'Ordre du mérite de la République italienne jouit toujours d'une popularité considérable dans sa communauté. Malgré ses colères mémorables («J'ai déjà sorti des clients par le fond de culotte!»), son arrogance (c'est lui qui le dit!) et cet air de vieux grincheux qui le rend intimidant d'entrée de jeu, Leon Vellone est une institution en soi. «On m'aime quand même parce que je suis franc et fougueux. Comme un vrai Italien! Je me fâche vite, mais je me calme aussitôt...»

Photoreproduction: Alain Roberge, La Presse

Leon Vellone s'est présenté trois fois comme candidat du Parti progressiste-conservateur du Canada dans Papineau-Rosemont sans jamais être élu.

Lui-même ne sait trop ce que deviendra son commerce. Comme lui, la clientèle a vieilli. Mais pour l'heure, pas question de fermer boutique. Leon préfère encore passer ses journées au magasin, à regarder les matchs de soccer italien et à siroter un bon café avec des amis de passage, pendant que Maria-Louisa s'occupe des visiteurs. «La retraite? Mais je ferais quoi? Passer la journée au lit?», dit-il, presque offusqué.

Un jour, peut-être que son fils, John, prendra le relais. Mais avec l'immigration italienne qui est tombée au point mort et la communauté qui s'est intégrée, il est à peu près certain que la musique ne sera plus le moteur de l'établissement.

D'ailleurs, Leon Vellone a déjà commencé à se départir de son stock. Il y a quelques années, il a jeté 75 000 disques 45 tours. «Tu sais ce que les gens ont fait? dit-il, découragé. Ils les ont pris pour faire des feux de joie...»