Quarante ans ont passé et Jaune n'est toujours pas obsolète. Au contraire, toutes ces années ont consolidé la place dans l'histoire de cet album que Jean-Pierre Ferland a pourtant mis du temps à accepter. Petite histoire d'une oeuvre majeure qui renaît à la scène, racontée par le plus actif des retraités.

Depuis qu'il a donné son dernier concert au Centre Bell, le 13 janvier 2007, Jean-Pierre Ferland est remonté sur scène à quelques occasions: un concert entre amis au St-Denis, le trio avec Céline Dion et Ginette Reno sur les plaines d'Abraham pour le 400e de Québec -«Sur mon lit de mort, j'aurais jamais refusé ça», tranche-t-il- ou encore des participations discrètes à des spectacles pour sauver l'église de son village ou pour la Fondation Martin-Matte.

«Je me suis ouvert la grand gueule un petit peu trop fort», lance le retraité, avec toute l'autodérision dont il est capable, dans sa maison de Saint-Norbert où il reçoit La Presse par une journée de printemps qui a des airs d'automne. Puis il ajoute, dans ce qui tient plus de l'explication que de l'excuse: «Il fallait que je me dise à moi que c'était terminé. Je me suis dit: plus je vais annoncer que c'est fini, plus je vais être obligé de tenir mon bout. Et puis...»

Et puis, contre toute attente, le 15 juin, Jean-Pierre Ferland donnera à Wilfrid-Pelletier un spectacle complet et unique en cela qu'il chantera dans son intégralité son célèbre album Jaune, ce qu'il ne s'était même pas permis lors de la série de spectacles de novembre 1970 au cours desquels il avait fait monter sur la même scène pas moins de quatre bulldozers. Quand le producteur Guy Latraverse, qui y avait laissé sa chemise à l'époque, lui a proposé de refaire Jaune 41 ans plus tard, son ami JP n'a pas pu lui dire non.

«Il y a même des chansons de Jaune que je n'ai jamais chantées en scène», renchérit Ferland. Pas les classiques de la face A du long-jeu (Le petit roi, Sing Sing, God Is an American et Le chat du café des artistes), mais d'autres de la face B comme Ce qu'on dit quand on tient une femme dans ses bras et Y a des jours. Plus encore, le public des FrancoFolies aura droit aux chansons de Jaune dans l'ordre, à deux variantes près: Le chat du café des artistes, qui bouclait la face A sera jouée à la fin -comme dans le spectacle de 1970-, juste avant l'Épilogue, et It Ain't Fair, dont le metteur en scène Denis Bouchard jugeait qu'elle jurait avec le ton d'ensemble de Jaune, a été déplacée à la demande du chanteur en deuxième partie de programme, où il revisitera toutes les périodes de sa carrière.

«Je ne pensais jamais pouvoir un jour faire Jaune intégralement avec le Prologue et l'Épilogue, reprend Ferland. Et je pense que je chante mieux qu'à l'époque de Jaune. Comme le dit mon chef d'orchestre: t'as répété pendant 40 ans...»

L'avant et l'après-Jaune

Toutes ces années n'ont pas rendu Jaune obsolète. Au contraire, elles ont consolidé sa place dans l'histoire. «La première année, on n'en a pas vendu tant que ça -70 000- mais on en a vendu 10 000 par année pendant 30 ans!» rappelle Ferland. Et en 2008, dans La Presse, Jaune a été sacré meilleur album québécois de l'histoire par un jury regroupant 50 personnalités de l'industrie du disque et journalistes.

Au Québec, il y a l'avant-Jaune et l'après-Jaune. Un peu plus d'un an après la révolution Lindberg de Charlebois et son «kitchen sound québécois» - l'expression est d'André Perry, réalisateur de ces classiques de Charlebois et de Ferland - Jaune propose une autre voie: un disque de rock électrique comme n'en avait jamais fait Ferland-le-chansonnier, avec des arrangements d'une modernité et d'une élégance inconnues jusque-là au Québec. Un disque auquel on consacrera un temps et des sommes impensables à l'époque.

André Perry reçoit un appel au beau milieu de la nuit. C'est Ferland qui, de Paris, lui annonce qu'il s'amène faire son prochain album dans son studio. Ferland qui pleure sa déception en écoutant ses récents enregistrements à la française, qui vient d'être secoué par l'Osttidcho de Charlebois et qui tripe sur les Beatles et la musique américaine.

Deux mois plus tard, il débarque chez Perry avec Michel Robidoux, le guitariste de Charlebois, et les chansons de Jaune. Perry apprécie les musiques de Robidoux, mais trouve que le changement ne passe pas par ce guitariste auquel il préfère David Spinozza qui jouera sur Jaune avec deux autres jeunes loups des studios de New York, Tony Levin (futur King Crimson) et Jim Young. Ferland doit aussi rompre avec son pianiste Franck Dervieux, qui lutte contre le cancer, mais il comprendra plus tard qu'il fallait que Perry le sorte de son univers pour l'amener plus loin.

Parce qu'à l'époque, Ferland doutait. Il se souvient d'une longue discussion avec quatre étudiants de l'Université de Montréal qui, comme une partie de son public, l'accusaient d'avoir vendu son âme à la pop. Il a fini par les envoyer promener -«Si vous voulez pas me suivre, allez chier!»- et ils l'ont pris au pied de la lettre en lui faisant parvenir dans sa loge, le soir de la première du spectacle Jaune, une boîte à biscuits contenant des excréments humains. Ferland avait déjà la mine basse à l'idée que Constance, son ex, assiste au spectacle au bras de Leonard Cohen quand il a ouvert le cadeau malodorant. «J'ai souffert le martyre ce soir-là, dit-il. Quand je descendais dans la fosse assis sur la pelle mécanique, je souhaitais que le bulldozer chavire. Je voulais mourir.» Il fait une pause puis il ajoute: «Ça m'a pris du temps avant d'accepter Jaune. Au fond, je pense que j'étais d'accord avec les étudiants.»

Un album posthume

Pour refaire Jaune, Ferland s'est entouré de 18 musiciens et choristes, dont des cuivres et des cordes, sous la direction d'Alain Leblanc. Denis Bouchard parle de créer un univers onirique avec de la glace sèche et des projections sur un immense écran panoramique. Des bulldozers? «Peut-être, mais ils seront virtuels!» Et en deuxième partie, Éric Lapointe viendra chanter avec Ferland Qu'est-ce que ça peut ben faire.

«À la fin, je vais dire je vous remercie beaucoup, adieu et à la prochaine!», lance le chanteur en pouffant de rire. Mais il ajoute aussitôt qu'à bientôt 77 ans -le jour de la Saint-Jean- il faut bien qu'il arrête.

Le retraité de la scène a d'autres projets en tête. D'abord, sa comédie musicale Madame Simpson dont les répétitions commenceront à l'automne dans son garage et dont les rôles seront tenus par les quatre choristes du show Jaune: Julie Anne Saumur, Lynn Jodoin, Francis Mondou et Jean-Sébastien Y. Lavoie.

Ce «popopéra» sur lequel il planche depuis très longtemps raconte l'histoire de Wallis Simpson et d'Édouard VIII, contraint d'abdiquer par amour pour cette Américaine divorcée, avec comme narratrice le personnage de Lady Di. Ferland sait que son choix de sujet peut étonner, mais il se réjouit de constater l'engouement récent pour la royauté (le mariage du prince William et de Kate Middleton et le film The King's Speech) et rappelle que Madonna vient de tourner un film (W.E.) sur la même histoire d'amour dont la première aura lieu à la Mostra de Venise cet été.

Et puis Ferland n'arrête pas d'écrire. Pour d'autres, comme Céline Dion qui enregistrera son classique Une chance qu'on s'a et l'inédite Je n'ai pas besoin d'amour. «Son album est retardé et je suis en train de lui en écrire d'autres. C'est dur d'écrire pour elle parce qu'on ne peut pas en faire une femme trop sensuelle, ni une femme adultère ou qui désire un autre homme. Il faut que Céline chante Céline, tout le temps.»

Parmi ses tonnes de nouvelles chansons, Ferland estime qu'il est en train de pondre la plus belle jamais écrite, Le bout des femmes, qu'il va finalement garder pour lui-même. Mais il n'a pas l'intention de lancer un nouvel album de son vivant.

«J'ai toujours pensé qu'avant de crever, j'aimerais faire un disque qui sortira quand je serai mort, explique-t-il le plus sérieusement du monde. Selon la norme des choses, on meurt à 80, donc si je regarde les choses en face, il me reste trois ou quatre ans à vivre. Je n'ai pas peur de mourir, je n'y pense jamais, mais j'aimerais préparer ce disque. Tout de suite après Madame Simpson.»

Jaune, le spectacle, de Jean-Pierre Ferland, salle Wilfrid-Pelletier, le 15 juin, à 20h.

Pourquoi jaune?

«Jaune, c'est une couleur de l'esprit, pour moi. C'est un voyage, un trip. On jonglait avec des titres et j'ai dit à André Perry: «Un coup parti, on peut appeler ça n'importe quoi, on peut appeler ça Jaune». «Ça, c'est une bonne idée!» a dit André. Et puis jaune, c'est ma couleur préférée. Quant à la pochette, on a trouvé cette peinture-là tout à fait par hasard chez Eaton, André et moi. Wow! c'est ça Jaune. Il a fallu modifier à peu près 25 p. cent de la peinture pour respecter la loi. On n'a jamais su qui était le peintre.»

FERLAND SUR L'ÉQUIPE DE JAUNE

ANDRÉ PERRY, RÉALISATEUR

«Pendant l'enregistrement de Jaune, André Perry me disait «swingue, swingue». Je ne comprenais pas ce qu'il voulait dire. Alors il m'insultait: «Si tu ne le sais pas, tu ne le sauras jamais!» Finalement, j'ai compris ce que c'était que de swinguer, de chanter avec plaisir. Parce que jusque-là, je ne chantais pas avec plaisir, c'était dur, c'était laborieux.»

BUDDY FASANO

ET ART PHILLIPS, ARRANGEURS

«Art Phillips était un trompettiste formidable et un homme de symphonie. Tandis que Buddy était un gars très pop. Ensemble, ils se sont surpassés. Ç'a été extraordinaire. Buddy Fasano m'a fait évoluer musicalement comme personne d'autre ne l'a fait.»

TONY LEVIN. DAVID SPINOZZA ET JIM YOUNG, MUSICIENS

«C'étaient de super musiciens. Ma grande surprise, c'était qu'ils aimaient mes chansons. Ils me disaient: 'Jean-Pierre, tu devrais écrire en anglais.' Pour les faire rire, j'ai écrit It Ain't Fair. Ils ont bien ri, surtout avec mon accent...»

MICHEL ROBIDOUX, COMPOSITEUR

Michel Robidoux était à Paris avec Charlebois qui chantait à l'Olympia quand il est venu trouver Ferland pour lui dira qu'il voulait faire des chansons avec lui. C'est lui qui lui a conseillé d'appeler André Perry. Il n'est pas impossible qu'il participe au spectacle du 15 juin.

«J'ai écrit Le petit roi avec Robidoux dans un bel appartement de l'avenue George V. Je lui dois beaucoup parce que quand je faisais mon refrain -Serais-tu devenu un homme- je cherchais une rime originale avec le mot homme. Il a suggéré: bubblegum. J'ai dit bubblegum, c'est niaiseux... puis j'ai pensé à boule de gomme et c'est devenu la phrase principale!»

GUY LATRAVERSE, PRODUCTEUR DU SPECTACLE

«Le soir du dernier spectacle Jaune, ti-Guy et moi, on est partis fêter ça. Vers 5h du matin, je suis retourné à ma loge chercher mes vêtements et tous les techniciens étaient plantés là à ne rien faire. 'Personne ne nous a donné l'ordre de démonter la scène, donc nous autres, on attend', qu'ils m'ont dit. Ils étaient à temps triple ou à peu près! Comme, en plus, il avait fallu payer pour solidifier la scène de Wilfrid-Pelletier pour y faire monter quatre bulldozers, ça nous a coûté une fortune et Ti-Guy a fait sa deuxième faillite. C'est pour ça que quand il m'a appelé pour me dire qu'il aimerait refaire Jaune, j'ai accepté. Je lui en dois une maudite!»