Les premiers mots que j'ai entendus de la bouche d'Alys Robi ne sont pas les paroles d'une chanson: «Aie pas peur, Claude, i' te feront pas mal.» Ce n'était pas chanté, mais dit sur un ton presque maternel.

Reportons-nous au tout début des années 50. Jeune journaliste, je collaborais au Journal des Vedettes de mon ami André Roche, qui m'avait envoyé interviewer celle qui était alors la grande star de la chanson d'ici (on ne disait pas encore «québécoise»).

Nous étions attablés dans un lieu quelque peu douteux du Vieux-Montréal portant le nom élégant de L'Auberge du Canada. À un moment donné, un type sort de l'ombre et vient souffler quelques mots à Alys, qui lui fait gentiment signe de s'en aller. C'est alors qu'elle me glissa cette phrase «rassurante».

Naïf, à peine sorti du collège des curés, je venais de découvrir l'existence d'un monde - comment dire? - parallèle dont je n'avais jamais entendu parler. J'avais 20 ans et j'étais beau garçon. De toute évidence, l'individu m'avait pris pour le nouveau boy friend de la chanteuse.

J'ai sans doute entendu Alys Robi en spectacle - je couvrais alors les variétés -, mais je n'ai gardé de ces années lointaines aucun souvenir, sauf le «Aie pas peur, Claude, i' te feront pas mal».

Un autre aussi, de la même époque. Un soir, un ami me téléphone, tout énervé: «Je suis avec Alys Robi. On s'en va chez vous!» J'appelle aussitôt mon ami Roche, qui communique avec son photographe. Et nous trois de nous retrouver la semaine suivante en pleine page du Journal des Vedettes!

J'ai revu Alys Robi bien longtemps après, plus précisément le samedi 8 septembre 2001 (trois jours avant la catastrophe mondiale que l'on sait), à la salle Pierre-Mercure, au premier concert de l'intégrale Beethoven que Daniel Poulin avait montée autour du pianiste Louis Lortie. M. Poulin avait invité plusieurs personnalités de divers milieux pour donner un éclat particulier à la soirée. Il y avait là Bernard Landry, alors premier ministre, le juge Gontran Rouleau, Soeur Angèle, Marie Laberge, Jean-Louis Roux, Andrée Champagne, Pierrette Lachance et, bien sûr, Alys Robi.

Je la vois encore descendre l'escalier d'entrée de la salle. Elle avait beaucoup changé. C'est normal, moi aussi. Je l'ai saluée, mais elle n'a pas semblé me reconnaître. Peu importe. À ce moment-là, Alys Robi n'était plus qu'un souvenir.

Sa carrière et ses années d'horreur ont été évoquées dans un film extrêmement touchant où Pascale Bussières jouait son personnage. Mais les témoignages les plus vrais que nous laisse Alys Robi, ce sont, bien sûr, ses enregistrements, nostalgiques 78-tours reportés en microsillon et en compact.

Faisant abstraction des petits orchestres miteux et des traductions souvent boiteuses de chansons américaines - c'était l'époque! -, il m'arrive de réécouter avec bonheur les grands succès de la disparue: Jalousie, Brésil, Amour, Symphonie, Je te tiens sur mon coeur et même ce ridicule Tico-Tico.

Au strict point de vue musical, le travail est assez étonnant: sens rythmique absolu, je dirais même inné, voix bien timbrée, caressante et généralement très juste, conduite vocale où texte et musique s'imbriquent subtilement, et, conjuguant tous ces éléments, quelque chose de poignant, même dans les pièces anodines où il n'est pas question de «nuits d'amour à en mourir».

Alys Robi adorait la vie, elle adorait chanter et elle se donnait entièrement à son art. Comme Édith Piaf, comme Judy Garland, comme notre Ginette Reno des meilleures années. Alys Robi rejoint à son tour les Immortelles de la chanson.