L'entrevue ne pouvait être qu'en provenance de Londres. C'est en effet en hommage à Tara King, l'une des belles espionnes de l'émission-culte britannique Chapeau melon et bottes de cuir, que Keren Ann arbore coupe de cheveux «bob» et revolver sur la pochette de son sixième album, baptisé 101. Un album tout en décalages, mot dont raffole justement la très douée auteure-compositrice-interprète-réalisatrice-arrangeuse nomade.

Décalage: le mot reviendra souvent au cours de l'entretien avec Keren Ann - Keren Ann Zeidel sur son passeport -, qui souligne ses 10 ans de métier avec un album qui oscille entre sonorités rétro-sixties et couleurs new wave, teintes folk-électro et rythmes dansants, pour appuyer des textes généralement sombres ou tristes ou cruels ou méditatifs ou violents!

L'énumération d'adjectifs fait rire Keren Ann: «J'ai toujours aimé, du côté anglophone, des gens comme Dylan ou Leonard Cohen, et du côté francophone, Serge Gainsbourg, justement parce qu'ils pratiquent cette espèce d'opposition entre musique et texte, qui souligne mieux la peine ou le deuil, le drame. Je ne supporte pas les manifestations de douleur qui hurlent! C'est aussi pour cela que j'aime une chanson comme Copacabana de Barry Manilow, sur laquelle tout le monde s'éclate en dansant, alors qu'elle raconte une histoire incroyablement tragique et triste, si on prête attention au texte.»

Il faut justement prêter attention aux musiques et aux textes de Keren Ann, parolière douée qui s'exprime tant en français qu'en anglais. C'est que la jeune femme est née en 1974 en Israël (101 correspond notamment, mais pas seulement, à la valeur numérique associée par la Bible aux lettres «k» et «a»), a ensuite été élevée aux Pays-Bas, puis en France. Polyglotte, globe-trotter, nomade, elle passe donc adroitement d'un idiome à l'autre et d'un univers musical à un autre: avec des disques solo en français, mais aussi des collaborations avec Benjamin Biolay, Henri Salvador (elle est pour beaucoup dans le succès du magnifique disque Chambre avec vue du véritablement regretté Henri), Emmanuelle Seigner ou Sylvie Vartan; ou avec des disques solos en anglais et une collaboration soutenue avec Bardi Johannsson, du groupe islandais Bang Gang (tous les deux forment le duo Lady and Bird, très inspiré et inspirant, dans le genre planant weird!).

On ne se s'étonnera donc pas d'apprendre qu'elle a enregistré son plus récent album entre Paris, New York, Reykjavik (en Islande) et Tel-Aviv (Israël), où résidait son père, qui est mort toutefois pendant l'enregistrement de 101. «Il est mort dans mes bras, mais je n'ai pas voulu pour autant faire un album funèbre, et une seule chanson (You Were on Fire) parle directement de lui, explique Keren Ann. Je ne peux pas écrire sur autre chose que ce qui m'arrive, et même quand cela ne paraît pas, c'est de choses de ma vie qu'il est question. Dans All The Beautiful Girls par exemple, j'ai l'air de parler de peintres américains des années 60 et 70. Or, j'ai vécu les deux rôles dont il est question dans cette chanson: celui de la femme qui est l'épouse d'un artiste, sa muse, et qui lui consacre toute sa vie, mais aussi celui de l'artiste qui a besoin de toute l'attention, qui doute et a besoin d'être constamment rassuré. J'ai campé ces deux réalités personnelles dans un univers de peinture, avec ces femmes très jet set qui tournent autour du peintre et cherchent à éveiller son intérêt sous les yeux de sa femme, parce que ça en faisait une chanson plus intéressante...»

Même chose aussi pour Blood on my Hands, incroyablement... sanglante - on se croirait dans la scène finale de Carrie! «C'est littéralement parti de l'expression «there will be blood», ça va saigner, faire mal, dit en riant la chanteuse qui vient d'avoir 37 ans. C'est en fait une évocation de ce qu'est un spectacle. Quand, tant sur la scène que dans la salle, on est complices, que tout peut arriver et que les choses les plus sanglantes se chantent, derrière des portes closes...»

«J'essaie de faire des films pour les oreilles, reprend-elle, et pour cela, comme un cinéaste, je joue avec les textures, les grains, les tons... J'aime bien, dans ce temps-là, appeler des copains musiciens à la dernière minute et leur demander s'ils peuvent passer au studio demain, pour voir ce qu'on peut tourner ensemble.»

Le mot «tourner» lui a échappé, sans que l'étrange cinéaste auditive ne s'en rende compte. C'est justement à la suite d'un de ses appels qu'Albin de la Simone (qui était de Montréal en lumière il y a deux semaines, avec Vanessa Paradis, également ami de Pierre Lapointe, Ariane Moffatt et compagnie) s'est pointé en studio pour ajouter des pointes de piano bizarres, des touches de Wurlitzer ironiques, des nuages de synthétiseur moqueurs. Mêlés aux cordes, aux cuivres, aux guitares (notamment jouées par Bardi Johannsson), tous ces sons donnent effectivement une trame sonore subtile, atmosphérique, mélancolique et finalement très... visuelle.

«J'aime bien la photo de la pochette parce que justement on ne sait pas trop quoi en penser, conclut Keren Ann. Va-t-elle utiliser ce revolver, l'a-t-elle déjà fait ou vient-elle tout simplement de le ramasser? Tout est possible et donc troublant...»

CHANSON

KEREN ANN 101

BLUE NOTE/EMI