En 1999, encore inconnu, Yannick Nézet-Séguin avait brièvement flirté avec Salomé, l'opéra de Richard Strauss, comme assistant du maestro David Agler. Il était loin de se douter qu'un jour, il dirigerait cet opéra à Montréal avec l'Orchestre Métropolitain et qu'il serait un des jeunes chefs les plus en vue sur la scène internationale. Laissant derrière lui un instant l'Orchestre philharmonique de Rotterdam qu'il dirige depuis trois ans, le maestro est revenu à la maison, à Montréal, pour un mois, ce qui ne lui était pas arrivé depuis très longtemps.

La dernière fois que j'ai vu Yannick Nézet-Séguin en répétition avec un orchestre, c'était à Rotterdam, en novembre 2009. À seulement 33 ans, il venait d'entrer officiellement dans ses fonctions de chef et de directeur musical du RPHO, le deuxième orchestre des Pays-Bas.

Mais malgré le sceau officiel et son nouveau statut de patron, il marchait encore sur des oeufs. Ses interventions auprès de la centaine de musiciens de l'Orchestre philharmonique de Rotterdam étaient courtes, courtoises et polies. Au plus, pendant une répétition, avait-il montré un certain agacement devant le retard d'un musicien qui n'avait pas fait ses devoirs.

Pour le reste, il traçait diplomatiquement son territoire et ne déployait aucune familiarité auprès de cette masse d'inconnus, dont plusieurs avaient le double de son âge.

Aucun rapport avec le chef animé, volubile, blagueur et interventionniste que je retrouve deux ans et quatre mois plus tard dans la salle de répétition Yvonne Hubert de la Place des Arts. Debout en t-shirt lavande devant sa «gang» de l'Orchestre Métropolitain, déployant des gestes secs et énergiques, interpellant les musiciens par leur prénom, il multiplie les commentaires et les interventions au sujet de la partition de Salomé.

«Attention, ici, il manque encore de clarté dans l'articulation!» lance-t-il au milieu d'un mouvement ensorcelant de Strauss. «Ici, vous êtes lents. Là, vous n'êtes pas assez sauvages! Là, je veux pan pan! Pas wa wa!» À un moment, il arrête carrément l'élan de l'orchestre en lançant: si vous ne voulez pas respecter la consigne du compositeur, c'est correct, mais il y a dans la partition quatre points d'exclamation. Je ne les entends pas.» Et ainsi de suite pendant les deux heures et demie avant la pause du midi.

Stabilité ouverte

Alors que les musiciens se dispersent dans les couloirs, Yannick Nézet-Séguin s'enferme dans un petit bureau morne avec une partition qui est aussi volumineuse que son sandwich au jambon est mince. Quand j'évoque la différence du rapport qu'il entretient avec les musiciens de l'OM et ceux du RPHO, son oeil s'allume. «Tu m'as vu à mes débuts avec l'orchestre de Rotterdam. Les choses ont bien changé depuis et ne cessent d'ailleurs d'évoluer. Reste que le degré de confort que j'ai avec l'Orchestre Métropolitain vient du fait que ça fait 11 ans qu'on joue ensemble et qu'on a eu le temps de développer notre rapport. Quand j'arrive ici en répétition, c'est probablement le seul endroit au monde où j'ai zéro degré de nervosité.»

Est-ce à dire qu'au lieu de s'épivarder aux quatre coins du monde en changeant de ville et d'orchestre toutes les semaines, les maestros modernes auraient intérêt à faire preuve de plus de stabilité? La question le fait sourire. «Un orchestre et son public ont besoin de voir autre chose, de se mesurer à d'autres horizons. Un programme normal pour un orchestre comme l'OSM, par exemple, compte environ 75 concerts. C'est impossible que ce soit le même chef qui dirige tout ça. C'est trop pour le public, pour l'orchestre et pour le maestro. La formule des couples ouverts est mieux adaptée. En même temps, il y a deux écoles. Celle du chef qui ne dirige qu'un orchestre et qui termine son année en donnant des concerts d'un soir partout dans le monde. Ou alors, un chef à la tête de plusieurs orchestres auxquels il consacre environ 15 semaines par année, en réduisant au minimum ses concerts ailleurs. C'est la formule que j'ai choisie et qui va devenir en vigueur en 2013 quand je vais prendre la direction de l'Orchestre de Philadelphie.»

Au nom de cette stabilité ouverte, Nézet-Séguin a un condo à Montréal, un autre à Rotterdam et compte acquérir une propriété en banlieue de Philadelphie. En attendant, il est de retour à la maison pour Salomé. C'est la quatrième fois que l'opéra de Strauss, créé en 1905, est présenté à Montréal. La première fois, c'était en 1972 avec l'Opéra du Québec, puis en 1985 et 1999 avec l'Opéra de Montréal.

Mais pour Nézet-Séguin, c'est une première qui a valeur de symbole. Car, à l'époque de la dernière Salomé, il n'était qu'un jeune assistant sans expérience, mais avec de grands rêves. C'est Bernard Uzan de l'Opéra de Montréal qui lui a donné sa première chance en lui confiant les choeurs de l'opéra. Peu de temps après, Joseph Rescigno lui confiait la direction de l'Orchestre Métropolitain et, la même saison, Charles Dutoit l'invitait à diriger deux matinées de l'OSM.

Une grande partition

«J'ai toujours rêvé de diriger Salomé, dit-il avec emphase. D'abord, parce qu'à mes yeux, c'est une des cinq plus grandes partitions du XXe siècle, tous genres confondus. Il y a quelque chose de très moderne dans la dualité et le paradoxe de cette femme tellement emportée par sa passion qu'elle embrasse une tête de mort. C'est un opéra qui marque l'émergence de la psychanalyse et qui déclenche en nous toutes sortes de sentiments et d'émotions. Même si on peut difficilement s'identifier aux rois et reines de l'histoire, leur réalité étant à des années-lumière de la nôtre, ce qu'ils vivent, leur désir de pouvoir, le besoin de Salomé de plaire à sa mère, les conflits entre la sexualité et la religion, tout cela fait partie de notre inconscient collectif.»

Le Salomé qui prend l'affiche ce soir à la Place des Arts est une coproduction de l'OdM, de l'Opera Theater of St.Louis et du San Francisco Opera. C'est dire que les décors, les costumes et la mise en scène de Sean Curran sont les mêmes qu'à San Francisco et à St.Louis. Seuls les solistes et chanteurs sont différents. À Montréal, on retrouve plusieurs Canadiens, notamment le ténor John MacMaster dans le rôle d'Hérode, la mezzo-soprano Judith Forst dans le rôle d'Hérodiade et plusieurs Québécois comme Chantal Denis, Gaétan Sauvageau et Philippe Martel.

Quant à Salomé, c'est l'Allemande Nicola Beller Carbone, qui faisait partie de la distribution de Tosca en 2010, qui l'interprète. Et pas que musicalement. Elle dansera elle-même la Danse des sept voiles et a accepté à la fin de la danse d'apparaître complètement nue sur scène pendant quelques secondes. Yannick Nézet-Séguin ne s'en étonne même pas. «C'est quand même pas la première fois qu'il y a de la nudité sur scène à Montréal et j'espère qu'on n'en fera pas un plat, plaide-t-il. En plus, c'est rare que celle qui interprète Salomé ait à la fois la voix et le corps pour assumer tout ça.»

En même temps qu'il dirigera Salomé, Nézet-Séguin entreprendra de jour les répétitions du Don Quichotte de Strauss avec l'OM en vue d'une mini-tournée québécoise qui les conduira dès le 21 mars de la salle Wilfrid-Pelletier jusqu'à Pierrefonds, en passant par Saint-Laurent et le collège Maisonneuve. Puis le maestro s'envolera pour une tournée allemande avec l'Orchestre symphonique de Londres avant de revenir pour une autre série de concerts avec l'Orchestre Métropolitain à la mi-avril. Aujourd'hui Salomé, demain Don Quichotte, dire qu'il y a à peine plus d'une décennie, Yannick Nézet-Séguin était un chef de choeur et un petit assistant qui attendait patiemment son heure sans savoir que lorsque son heure sonnerait, il n'aurait plus jamais une minute à lui.