Après avoir remporté le Félix de la révélation de l'année en 2009, puis le prix de la chanson originale aux Victoires de la musique à Paris en 2010, Coeur de pirate avait menacé de disparaître pendant deux ans. Autant dire que ce fut une disparition ratée pour celle qui risque d'être à nouveau couronnée demain soir au gala de l'ADISQ.

Ses cheveux roux décoiffés, le visage caché par un gros foulard de laine, Béatrice Martin est arrivée dans le café d'Outremont sans que personne ne la remarque. Pourtant, ce matin-là, le web bruissait de son nom et de la controverse qu'elle avait allumée la veille à l'Autre Gala de l'ADISQ.

Gagnante du Félix de l'artiste s'étant le plus illustré hors du Québec, la belle enfant aux mille tatouages a profité de la tribune pour faire une Kanye West d'elle-même, comme elle l'a annoncé à la blague, avant de déclarer que le meilleur album hip-hop de l'année était celui de Radio Radio, et non celui de Manu Militari qui venait de gagner. Un murmure a parcouru la foule saisie par son culot.

Reste que le lendemain, dans le café d'Outremont situé à un jet de pierre de son appartement, personne ne semblait au courant de l'affaire. Personne sauf Béatrice Martin elle-même, un brin tendue, les traits tirés, son air fragile accentué par ses quintes de toux. Quand nous avons finalement abordé le sujet, elle a offert la même version que celle qu'elle a livrée sur son blogue anglais (beatriceisaunicorn.tumblr.com).

«J'étais nerveuse, stressée, en décalage horaire. J'ai trouvé que le discours de Manu Militari qui envoyait tout le monde promener était insultant. C'était comme un gros fuck you qu'il lançait à l'industrie et au milieu qui le récompensait. J'ai voulu dire que je ne trouvais pas ça cool. C'était peut-être déplacé de ma part, mais Manu Militari a été aussi déplacé que moi. Je ne regrette pas ce que j'ai dit, mais j'espère que les gens comprendront.»

Ce que la journaliste en face d'elle en comprend, c'est que Béatrice Martin est une jeune fille de 21 ans, bénie par un succès aussi fulgurant que précoce. Depuis qu'elle est devenue une star, elle avance un peu à tâtons en essayant de ne pas perdre pied et d'être fidèle à elle-même, tout cela avec un mélange de politesse et de rébellion, de froideur et de fragilité. Ce que je comprends aussi, c'est que même si Béatrice Martin maîtrise parfaitement la langue de Molière, elle semble plus à aise, sur le plan émotif du moins, en anglais.

Le décalage horaire dont elle faisait état n'était pas un prétexte. Elle vient tout juste de revenir de Londres où elle a pris des vacances avec son nouveau compagnon, le musicien Jay Malinowski du groupe Bedouin Soundclash, qui est né à Montréal mais qui vit à Toronto.

Les deux se sont rencontrés pendant l'enregistrement de la chanson pour la flamme olympique commanditée par Coca-Cola il y a environ un an. Leur union a déjà donné naissance au projet musical Armistice et à l'enregistrement de cinq chansons en anglais dans un studio à Los Angeles. Le premier extrait lancé sur le web est prometteur, notamment parce qu'en anglais, Beatrice Martin articule et nous offre une voix chaude et rauque de femme et non plus de gamine.

«Disons qu'en anglais, je sens que j'ai une plus grande liberté vocale, sans doute parce que j'ai moins besoin de mettre de l'emphase vocale sur les mots. En anglais, les mots sont moins importants qu'en français», explique-t-elle.

Le jour de ses 21 ans, soit le 22 septembre dernier, au lieu de fêter, les deux amoureux se sont retrouvés dans un studio à Philadelphie pour mixer le LP dont la sortie est prévue pour février 2011.

Mécanisme de défense

Londres, Paris, Los Angeles, Toronto, Philadelphie... «Ma vie, ces temps-ci, est un perpétuel aller-retour entre des villes que je découvre grâce au travail. C'est cool», dit-elle.

Le mot «cool» ponctue souvent les phrases de Béatrice Martin. Elle me fait penser à un personnage dans un film de Xavier Dolan, sinon à Xavier lui-même. Même âge. Même succès précoce. Même produit de bonne famille. Même «branchitude» dégageant une suffisance qui est plus un mécanisme de défense que de la prétention.

Il y a toutefois des différences. Béatrice est la fille de la pianiste classique et accompagnatrice Élise Desjardins. Son père, Nicolas Martin, n'est pas acteur, mais ingénieur en informatique. Elle a grandi à Mont-Royal avec une jeune soeur qui lui ressemble comme deux gouttes d'eau. Elle a étudié le piano classique de 9 à 14 ans et a fait ses études dans les meilleures écoles privées: Mont-Jésus-Marie, Jean-Eudes et Brébeuf au collégial. Elle affirme d'ailleurs qu'elle compte bien aller à l'université, mais ignore quand et dans quel domaine. «J'adore apprendre. Tout m'intéresse, particulièrement la photo et le graphisme. Je m'ennuie beaucoup du temps où je faisais de la photo tous les jours.»

Une fille de bonne famille donc, mais pas une gosse de riche. «Moi, les fins de semaine, je n'allais pas skier à Tremblant», lance-t-elle en guise de preuve.

Son film préféré demeure Le charme discret de la bourgeoisie de Luis Buñuel. «Ce film que j'ai vu dans mon cours de cinéma à Brébeuf a changé ma vie. Enfin, j'exagère, mais disons que c'est la première fois que je voyais la bourgeoisie à ce point ridiculisée. J'ai adoré.»

Musicalement, ce sont les groupes Tryo et Malajube qui ont changé sa vie, ou du moins qui lui ont fait comprendre que c'était cool de chanter en français. Aujourd'hui, elle écoute un peu de tout et trouve particulièrement cool des chanteuses anglo-saxonnes comme Regina Spektor, Marina and the Diamonds et Florence and the Machine. Mais plus elle écoute les autres, plus elle stresse en pensant au deuxième album qu'elle prévoit lancer l'automne prochain.

«Je me demande évidemment si les gens vont accepter le fait que j'ai changé. Quand tu fais de la musique et que t'es précipitée dans ce monde adulte un peu spécial, tu grandis, que tu le veuilles ou non. Cela dit, il n'est pas question que je fasse un changement à 180 degrés. Ça serait une insulte aux fans. Je veux continuer à faire du Coeur de pirate, c'est-à-dire de la pop simple et classique, mais en tenant compte de ce que je suis devenue. Mon premier disque couvrait la fin de l'adolescence entre 15 et 17 ans, une période assez idéaliste où la fin d'une relation apparaît comme la fin du monde jusqu'au jour où tu comprends que la vie continue. J'ai vécu pas mal de choses depuis.»

Disparaître

Après l'Olympia, où elle a chanté à guichets fermés, et son triomphe aux Victoires de la musique où le Tout-Paris était à ses pieds, elle aurait pu décider de prolonger le conte de fées parisien. Elle a préféré rentrer à Montréal, retrouver son appartement, son beurre d'arachide Kraft, ses amis et ses parents. Quant à son désir de disparaître, c'était une sorte de voeu pieux.

«Je voulais disparaître pour donner un break au public, mais aussi à moi-même et puis, les choses se sont enchaînées, un show ici, une émission par là et finalement je suis encore là.»

Au lendemain du gala de l'ADISQ, où elle est en nomination notamment comme interprète de l'année, elle partira à Paris enregistrer l'émission Champs-Élysées de Michel Drucker. Mais avant, elle fera un détour par Hambourg pour un concert de promo. Elle trouve très cool l'idée d'aller à Hambourg, mais tombe des nues quand je lui rappelle que c'est la ville où les Beatles ont fait leurs classes et leurs premiers pas. Les Beatles à Hambourg, ça se peut pas ! s'écrie-t-elle, l'air abasourdi. Lorsqu'elle constate que je ne plaisante pas, le pirate en elle rend les armes et concède qu'elle en a encore à apprendre et la vie devant elle pour le faire.