Roger Waters n'est pas le type le plus sympathique qui soit. Il était déjà bien parti pour se mettre à dos les trois autres membres de Pink Floyd quand il s'est pointé au Stade olympique de Montréal le 6 juillet 1977 pour y donner le spectacle de la tournée Animals.

Ce tout premier spectacle rock dans le Gros Bol - Emerson, Lake and Palmer devaient s'y produire le mois suivant - n'aurait pas laissé de souvenir mémorable si le bassiste n'y avait pas «pété une coche».

Waters chantait l'une de ses compositions quand l'un des 78 322 spectateurs, sans doute dans un état second, s'est approché de la scène plus que ne le souhaitait le leader de Pink Floyd pour lui réclamer bruyamment Careful With That Axe Eugene, une terrifiante chanson du Floyd d'une autre époque. Waters ne l'a tellement pas pris qu'il a craché sur le fan surexcité. «J'ignore si le crachat a bouleversé la vie de ce spectateur agité, toujours est-il que nous pouvons le remercier d'avoir été à l'origine de ce qui allait devenir The Wall», écrit le batteur Nick Mason dans son livre paru en 2004 (Pink Floyd: L'histoire selon Nick Mason).

Waters est resté marqué par cet incident et il s'est juré de ne plus jamais jouer dans un stade. Puis il s'est mis à l'écriture de l'oeuvre de sa vie, inspirée par ce mur qu'il avait senti entre les spectateurs et les artistes en cette soirée d'été à Montréal.

The Wall aura été, avec The Dark Side of the Moon, le grand moment de Pink Floyd. Ce n'est pas un hasard si ce sont justement ces deux albums qu'a choisi de faire revivre d'un bout à l'autre monsieur Waters, qui a pourtant boudé le gros du répertoire de Pink Floyd après avoir sabordé le groupe - du moins le croyait-il - au milieu des années 1980.

Je me souviens très bien de la drôle d'impression que j'avais ressentie au concert The Dark Side of the Moon au Centre Bell, en 2006. Désireux de réaffirmer sa paternité sur cet album classique, Waters avait recruté des musiciens qui n'auraient pas déparé dans un groupe hommage comme The Australian Pink Floyd. Il avait même déniché un chanteur et un guitariste capables d'imiter à peu près la voix et le son de la guitare de David Gilmour, le feeling en moins.

Pendant que le mercenaire se lançait dans les deux solos épiques de Comfortably Numb, le seul ex-membre en règle de Pink Floyd se contentait de se promener d'un bord à l'autre de la scène pour récolter les bravos même s'il jouait un rôle secondaire dans cette chanson. C'était aussi surréaliste qu'en mai 1994 au Stade olympique quand 60 000 fans de Pink Floyd avaient enterré de leurs cris le même morceau de bravoure du guitariste Gilmour, tout excités qu'ils étaient de voir apparaître une boule disco au sommet d'une tour au parterre.

En 2006, Gilmour s'en est tiré avec plus d'élégance au Royal Albert Hall de Londres en confiant la partie chantée par Waters dans Comfortably Numb à David Bowie, rien de moins, puis à Rick Wright, éconduit du groupe par Waters au début des années 1980.

Rappelons tout de même que les quatre Pink Floyd se sont réunis le temps de quatre chansons au concert Live 8 de Londres, en 2005, et qu'en juin dernier Waters et Gilmour ont participé ensemble à un concert-bénéfice pour les enfants palestiniens au terme duquel Gilmour a promis de venir jouer Comfortably Numb dans un concert de la tournée actuelle de Waters.

Le mur

Entendons-nous bien: la résurrection de The Wall après toutes ces années n'est pas banale. Surtout que Pink Floyd ne l'avait joué que dans quatre villes (Los Angeles, Uniondale, Dortmund et Londres) en 1980-1981. À peu près personne n'a donc vu ce spectacle théâtral au cours duquel un mur était construit entre le groupe et le public puis démoli à la toute fin. Il a bien été repris par Waters et quantité d'artistes invités à Berlin, un an après la chute d'un autre mur célèbre, mais ça tenait presque de la comédie musicale.

Je l'avoue, je n'ai jamais été un fan de cet album double longuet et ampoulé, sorte de psychanalyse publique de Waters qui surfait sur l'aliénation, l'antimilitarisme, le complexe freudien et le totalitarisme fortement inspiré du roman 1984, et dont le grand succès (Another Brick in the Wall) misait sur une chorale d'enfants et un rythme disco. Et j'ai détesté l'adaptation cinématographique qu'on en a fait en 1982 avec le souriant Bob Geldof dans le rôle de Pink, la rock star aliénée.

Le Pink Floyd que j'ai aimé était celui d'Ummagumma, d'Atom Heart Mother et Meddle que j'ai vu au CEPSUM de l'Université de Montréal en novembre 1971. The Dark Side of the Moon? Trop «commercial» et pas assez exploratoire à mon goût. J'étais de ceux qui reprochaient à Pink Floyd d'être devenu une caricature de lui-même, esclave de ses gadgets, et qui rigolaient franchement quand un Lucien Francoeur moqueur chantait «on est allés voir Pink Floyyy, on a mangé des hot-doyyy» dans Le freak de Montréal du premier album d'Aut' Chose. Si je suis retourné voir le Floyd au Stade olympique en 1977, c'était surtout pour Wish You Were Here que je trouve encore à ce jour supérieur à The Dark Side of the Moon et The Wall.

Version 2010

Cela étant dit, The Wall porte vraiment la signature de Roger Waters et s'il y a quelqu'un qui peut le ressusciter, c'est bien lui. Il s'y est d'ailleurs consacré avec le plus grand sérieux si l'on en croit un numéro récent du magazine Rolling Stone, s'imposant même un régime d'exercices pour garder la forme.

The Wall version 2010, c'est le fameux mur de 11 mètres sur 73 mètres construit brique par brique et qui sert aussi d'écran, des marionnettes gonflables, une chorale locale et un groupe de musiciens dont font partie le guitariste et bassiste G.E. Smith, le chanteur Robbie Wyckoff, le guitariste Dave Kilminster et un claviériste du nom de Harry Waters qui avait 3 ans quand son papa jouait The Wall.

C'est aussi une «actualisation» des images associées à The Wall pour tenir compte de la réalité d'aujourd'hui. «Quand nous le jouions à l'époque, c'était après la fin de la guerre du Vietnam, et nous sommes actuellement au beau milieu de guerres en Irak et en Afghanistan. Il y a dans The Wall un message antiguerre très puissant qui existait à l'époque et qui existe encore aujourd'hui», a déclaré Waters à l'Associated Press plus tôt cette année.

Les textes des chansons n'ont pas été modifiés - heureusement... - mais les nouvelles projections insistent beaucoup sur les guerres actuelles ou mettent, par exemple, l'accent sur un gouvernement oppressif là où les anciennes montraient un parent autoritaire, nous annonce le Rolling Stone. «Ce sera essentiellement le même show mais avec une signification plus globale», a dit le scénographe Mark Fisher au magazine américain. Espérons que ça sera plus édifiant que l'inédite Leaving Beirut que Waters a chantée au Centre Bell il y a quatre ans.

Waters n'a plus 30 ans, il en a 67 depuis peu, a ajouté Fisher pour expliquer la nouvelle facture du spectacle. Pourtant, il ne donne pas l'impression d'avoir beaucoup changé quand il dit au journaliste de Rolling Stone des choses comme: «J'ai la même responsabilité de monter ce spectacle que Picasso avait de peindre Guernica

Ça m'inquiète un peu. Pas vous?

Roger Waters: The Wall Live, au Centre Bell, demain et mercredi soirs. À guichets fermés.