Mine de rien, Christine Jensen en impose. Contrairement au style explosif de sa frangine Ingrid, soit l'une des meilleures trompettistes sur la planète jazz tous sexes confondus, le profil de la saxophoniste montréalaise demeure plus discret. Or cette force tranquille la mène là où elle est rendue, c'est-à-dire à un très haut niveau de qualité jazzistique.

Cette fois, en tout cas, difficile de passer inaperçue. Le riche imaginaire musical de la musicienne sert un véhicule lourd : un big band, en l'occurrence le sien. En témoigne le nouvel album Treelines (étiquette Justin Time), assorti d'un concert présenté ce soir au Gesù par le Christine Jensen Jazz Orchestra, dans le cadre de Montréal en lumière.

«Je crois, dit-elle d'entrée, être allée plus loin dans ma tentative de proposer ma propre voix. Et d'y inclure une variété de sons qui me ressemblent, dont celui de ma soeur que je ne cesse d'écouter. Sa musique et son jeu de trompette (ou bugle) ne ressemblent à personne. Ce son fait partie de ma vie musicale, c'est pourquoi je le mets en lumière une fois de plus.»

On l'a déjà souligné, le lien entre Christine et Ingrid Jensen est très fort, même si les soeurs habitent respectivement Montréal et New York. Inutile d'ajouter qu'Ingrid est la soliste proéminente dans le grand orchestre de sa soeur cadette.

«Parfois, ajoute Christine, je compose sans penser à elle, puis sa présence devient souvent requise dans la pièce en chantier. Qui plus est, elle s'intéresse à l'utilisation de filtres électroniques pour sa trompette - elle poursuit en quelque sorte les expériences entreprises par Miles Davis et ses successeurs comme Randy Brecker, ou encore la réverbération que préconise Kenny Wheeler. Dans le big band de Maria Schneider, par exemple, Ingrid fait usage de ces effets, notamment sur une pièce de l'album Sky Blue

Pour nombre d'amateurs de musique, le big band est un véhicule du passé dont les formes sont demeurées statiques voire redondantes. Le Jazz Orchestra de Christine Jensen, une des plus brillantes compositrices au pays, s'applique à démontrer le contraire.

«C'est pour moi une étape subséquente à mes compositions pour petits ensembles. Ces dernières sont des esquisses à côté du travail qu'exige une composition pour un grand orchestre de jazz. Ce qui n'exclut pas les solistes, qui constituent un facteur essentiel à son d'un big band.»

Ainsi, le Christine Jensen Jazz Orchestra se décline au présent, sans renier le passé pour autant.

«Ma musique inclut beaucoup d'éléments de la tradition du jazz moderne. J'ai commencé à écrire pour un big band quand j'étais étudiante à l'université McGill. Et je joue au sein de big bands depuis l'âge de 12 ans. J'en ai toujours aimé l'énergie et le son.

«Étant trompettiste, ma soeur aînée m'en a beaucoup appris sur les big bands. Elle m'a fait entre autres découvrir le grand ensemble de Charles Mingus, sans compter celui Thad Jones qui avait fait une très forte impression dans la demeure familiale de Nanaimo, sur l'Île de Vancouver. Plus tard, l'ensemble de Rob McConnell a été un modèle pour moi.

«Le big band de Kenny Wheeler m'a aussi beaucoup marquée. Et j'aime également les vieux orchestres que ma mère nous suggérait lorsque nous étions enfants; Tommy Dorsey, Glenn Miller, Harry James, Count Basie. Les plus récents ? Il y a évidemment Maria Schneider mais aussi D'Arcy James Argue qui jouit d'un vrai buzz à New York, pour ses insertions de rock indie. Il est un protégé de Bob Brookmeyer, dont j'admire aussi le travail.»

À l'entendre, on réalise une fois de plus que la musique pour big bands n'a rien de monolithique, encore moins de passéiste.

«Même à Montréal, les grands ensembles de jazz sont très différents les uns des autres - Joe Sullivan, Vic Vogel, etc. Et je crois sincèrement que la communauté artistique montréalaise offre un très haut niveau de qualité. En jazz, notre scène locale est comparable à celle de Berlin, Londres ou Paris. Bien sûr, New York est la mégapole...»

Christine Jensen est d'ailleurs très heureuse de pouvoir compter sur d'excellents musiciens locaux dont le pianiste Steve Amirault, le trompettiste Jocelyn Couture ou son propre mari, le saxophoniste Joel Miller qui a écrit une des huit pièces au programme de l'album Treelines.

«Ce qu'il y a de particulier à Montréal, renchérit-elle, c'est que la motivation des créateurs ne se fonde pas exclusivement sur le succès populaire ou financier, mais bien sur la création. Même à New York, je n'aurais peut-être pas le temps et les ressources pour parvenir à mes fins : composer pour de grands et de petits ensembles, et jouer moi-même ma musique, ce qui est une autre grande passion dans ma vie.»

La musicienne aimerait bien tourner avec son Jazz Orchestra, mais...

«J'ai déjà rencontré des obstacles majeurs. Très peu de promoteurs de concerts s'intéressent à une formation de 19 musiciens. Très difficile ! Vous savez, tout ce travail ressemble un peu à une préparation aux jeux olympiques. On met des années à y parvenir... et sa présentation ne dure que quelques jours! Pendant qu'on y est, cependant, on occupe une position fantastique.»

Le Christine Jensen Jazz Orchestra se produit vendredi soir, 20h, au Gesù. Ingrid Jensen prendra part à au concert.