Qu'ont en commun les magasins HMV, l'étiquette classique Deutsche Grammophon, le petit chien de RCA Victor et le quartier Saint-Henri à Montréal? La réponse en un mot: Berliner.

Il y a un début à tout, et l'industrie du disque ne fait pas exception. Or, bien peu savent que l'histoire de l'enregistrement sonore commence en partie ici, à Montréal, au tout début du XXe siècle. From Berliner to RCA Victor, une compilation très instructive lancée par l'étiquette Gala, raconte cette naissance «accidentelle» qui a changé le visage de la chanson québécoise.

On peut dire, sans trop se tromper, que tout a commencé le 1er janvier 1900. Car c'est à cette date, très précisément, que l'inventeur allemand Emile Berliner lance les tout premiers disques «pressés» au Canada. Ces derniers ont été fabriqués à la manufacture Berliner de la rue de l'Aqueduc, dans le quartier Saint-Henri.

Berliner n'en est pas à ses premières armes. Il a déjà collaboré avec l'inventeur Graham Bell et fondé en Allemagne l'entreprise Deutsche Grammophon, qui deviendra la référence que l'on sait en musique classique. C'est aussi lui qui a créé le gramophone et le disque plat à sillons, qu'on appelle le 78 tours.

Cette invention fait de plus en plus d'adeptes aux États-Unis. Mais Berliner doit maintenant placer ses pions sur le marché canadien. Et vite. Car il a la ferme intention de gagner la guerre du «son» qu'il livre depuis quelques années à son grand rival Thomas Edison, l'inventeur du «phonographe» et du rouleau de cire. Doté d'un parc technologique avancé, d'où rayonnent déjà Marconi et Bell (Northern Electric), le sud-ouest de Montréal lui paraît comme une destination naturelle.

«Emile Berliner ne connaissait rien du Canada et de sa culture, résume l'historien de la chanson québécoise Robert Thérien. Il est simplement venu ici pour protéger son brevet. En échange, le gouvernement canadien lui imposait de produire localement pendant cinq ans. C'est pour ça qu'il est resté. En ce sens, son implantation au Québec relève presque d'un accident.»

Un accident qui aura des conséquences majeures pour notre industrie du disque. Car non seulement Emile Berliner sera-t-il le premier à presser des disques au Canada, mais il sera aussi le premier à en vendre et à en distribuer. Pendant de nombreuses années, c'est Berliner qui diffusera au Canada les artistes de l'entreprise américaine Victor, dans laquelle Emile est actionnaire. Pour Robert Thérien, il ne fait aucun doute que «Montréal était alors un des dix centres mondiaux de la production discographique».

Plus important, en ce qui nous concerne: c'est son fils Herbert qui enregistra, pour la toute première fois, des artistes canadiens-français à Montréal, et ce, dès 1903. Ces séances d'enregistrement marquent les véritables débuts de l'industrie de la chanson québécoise.

«Contrairement à son père, qui n'a jamais vraiment vécu au Québec, Herbert a fait sa niche à Montréal. Il croyait au potentiel du marché canadien-français», souligne Robert Thérien. En installant les premiers studios d'enregistrement à Montréal, il donne une chance au talent local. Mais il jette surtout les bases d'une expertise québécoise en «technique sonore» qui ne s'est jamais démentie depuis.

RCA, BMG, HMV

Après un silence de 10 ans, Herbert recommence à enregistrer des artistes locaux en 1916, incluant la grande vedette de l'époque Hector Pellerin. L'étiquette de disque se nomme His Master's Voice, clin d'oeil à la célèbre peinture du chien avec gramophone de Francis Barraud, qui est désormais le symbole de l'entreprise Berliner (voir encadré).

Mais l'aventure tourne court et sous les pressions de Victor USA, qui voit dans Herbert un concurrent indésirable, Berliner fils quitte l'entreprise en 1921 pour aller fonder la Compo, qui deviendra un incontournable de l'industrie du disque québécoise. En 1924, Berliner est rachetée par Victor, qui est à son tour avalée par la Radio Corporation of America (RCA) en 1929, devenant ainsi la toute puissante RCA Victor – aujourd'hui propriété de BMG, qui appartient depuis quelques années à Sony! Le slogan His Master's Voice, lancé par Herbert à Montréal, sera pour sa part récupéré par Victor, puis par la chaîne de magasins du même nom, qui réduira finalement la chose à trois lettres: HMV.

Avec son CD de 28 titres (enregistrés entre 1903 et 1954) et son livret bilingue de 79 pages, la compilation From Berliner to RCA Victor raconte tout cela, et plus encore, dans le détail. Jean-Pierre Sévigny, initiateur du projet et membre actif du Musée Berliner à Montréal, a passé plusieurs mois sur ce devoir de mémoire qui, espère-t-il, «nous permettra de mieux connaître l'histoire de notre patrimoine sonore et l'importance des Berliner père et fils pour le disque québécois».

À noter que le Musée des ondes Emile Berliner, qui est situé dans l'ancienne bâtisse de l'entreprise, à côté des fameux studios Victor fondés en 1943, présente à compter de demain une exposition sur l'époque du ragtime et les débuts du jazz à Montréal. On y apprendra que plusieurs musiciens noirs américains, fuyant la prohibition, s'installèrent à Montréal pour de bon, incluant Lou Hooper, futur prof de piano d'un certain Oscar Peterson, dont les premiers disques furent gravés chez... RCA Victor.

Exposition Goodbye Broadway Bonjour Montréal: à l'époque du ragtime et des débuts du jazz. À compter du 7 février au Musée des ondes Émile Berliner (1050, rue Lacasse).