À 34 ans, Yannick Nézet-Séguin entre par la grande porte au prestigieux Metropolitan Opera de New York. Tout juste avant Noël, La Presse a assisté pendant deux jours aux répétitions de l'opéra Carmen, de Bizet, en prévision de la première du 31 décembre. Rencontre avec un jeune chef qu'on s'arrache et qui s'en porte plutôt bien.

Au café du Lincoln Center, une cliente confond Yannick Nézet-Séguin avec un serveur. Tout de noir vêtu, avec son air cool et son accent qui ne détonne pas le moins du monde dans une ville cosmopolite comme New York, le chef d'orchestre montréalais se dit en rigolant qu'il doit avoir le look de l'emploi.

 

Cette femme aurait dû le voir une heure plus tôt s'agiter sur le podium dominant la fosse du Metropolitan Opera, dirigeant avec assurance les musiciens de l'orchestre et les chanteurs de la nouvelle production de l'opéra Carmen en prévision de la première du 31 décembre. Elle aurait découvert que son serveur est en réalité un chef énergique à qui toute l'équipe du Met donne du «maestro» et à propos duquel le directeur général de cette prestigieuse compagnie, Peter Gelb, nous dira: «Je pense que nous avons fait un bon pari.»

L'embauche de Yannick Nézet-Séguin par le Met n'est pas passée inaperçue. Confier cinq opéras, cinq nouvelles productions de surcroît, à un chef qui n'a pas encore dirigé au Met, c'est du jamais vu. Dans son vaste bureau où il jette régulièrement un oeil sur la télé à écran plat qui lui renvoie en direct des images de la scène, Gelb parle d'un risque calculé. Le Met, affirme-t-il, n'a pas vraiment le choix tellement la compétition est féroce avec les autres grandes maisons d'opéra pour les chanteurs, mais aussi pour les chefs d'orchestre.

«Vous savez, il n'y a pas tant de grands chefs d'orchestre dans le monde et encore moins de grands chefs d'orchestre d'opéra et nous croyons que Yannick va en être un avec cet orchestre, dit Gelb. Il est tellement en demande que si nous avions attendu qu'il fasse ses débuts dans cette production de Carmen avant de l'engager pour d'autres projets, il n'aurait pas été disponible avant plusieurs années. Bien sûr, les choses ne fonctionnent pas toujours comme on l'espère, mais maintenant que nous l'avons vu à l'oeuvre avec l'orchestre, ça ne fait que confirmer ce à quoi on s'attendait. Les musiciens l'aiment beaucoup, comme ils aiment tous les grands chefs, et il aime nos musiciens. Et le son qu'il tire de l'orchestre est formidable, comme vous l'avez entendu tout à l'heure en répétition.»

En poste depuis 2005, Gelb a engagé Nézet-Séguin pour Carmen, sans l'avoir entendu, sur la recommandation pressante de son équipe artistique. Puis il est allé le voir à l'oeuvre à Salzbourg, en Autriche, où il faisait ses débuts dans Roméo et Juliette, de Gounod, à l'été 2008: «J'ai assisté à la générale et je l'ai trouvé formidable. Nous avons plusieurs projets avec lui.»

Nézet-Séguin confirme: au chapitre des opéras, dont les nouvelles productions lui demandent six ou sept semaines de travail, son horaire est presque complet jusqu'en 2013-14. «L'entente avec le Met est arrivée au bon moment parce que quand ta carrière se met à exploser, c'est un peu fou, dit-il. Je sais ce que je vais faire chaque jour de ma vie jusqu'à la première moitié de 2013!»

En plus de l'Orchestre métropolitain, dont il est le chef depuis 10 ans, il dirige l'Orchestre philharmonique de Rotterdam et est le premier chef invité de l'Orchestre philharmonique de Londres. Voilà maintenant que les grands orchestres américains le réclament à leur tour, à Los Angeles, Cleveland, Boston, Washington. À la mi-décembre, il est retourné à Philadelphie où on le verrait bien remplacer Charles Dutoit à la fin de la saison 2011-2012. «C'est plus que de simples rumeurs, confirme le principal intéressé. Je ne peux pas le cacher, je suis dans les premiers choix de l'orchestre. Mais est-ce qu'on en a discuté, est-ce que ça m'intéresse? On n'en est pas là.»

Le monde de l'opéra le sollicite tout autant. Outre le Met et son orchestre de Rotterdam, qu'on verra au festival Montréal en lumière en février prochain, il a deux productions prévues avec l'Opéra royal de Londres à Covent Garden, une autre à la Scala de Milan et il retournera à Salzbourg l'été prochain pour refaire Roméo et Juliette avec le Mozarteum et diriger Don Giovanni de Mozart avec l'Orchestre philharmonique de Vienne.

«Il y a deux façons de le prendre, dit le chef de 34 ans. Tu peux te dire que c'est épuisant et que tu es moins libre, mais moi, je vois ça autrement: je n'ai plus à décider de ce que je vais faire après. Au fond, c'est ça la vraie liberté, celle de ne pas avoir à se poser de questions là-dessus; on s'en pose tellement pour plein d'autres choses, le travail, les choix artistiques... Mais je me rends compte qu'il faut déjà penser à dans cinq ans ou six ans, donc ce n'est jamais vraiment fini. Je veux prendre un congé de trois ou quatre mois, mais je ne pourrai sûrement pas le faire avant 2014.»

L'opéra lui fait le plus grand bien, lui dont la vie de chef symphonique lui impose une ville et un répertoire différents d'une semaine à l'autre. «Ici, je baigne presque uniquement dans Carmen depuis un mois, constate-t-il. Tous les jours, j'ai une seule partition dans la tête.»

Le patron

Voir Nézet-Séguin diriger une répétition de Carmen, et un enchaînement le lendemain, est un spectacle en soi. On le croit dans sa bulle tellement il a l'air emporté par la musique, mais pendant tout ce temps, des petites cases dans son cerveau s'activent, notant les correctifs qu'il donnera dès la prochaine pause aux percussionnistes, aux premiers violons ou encore aux deux chanteuses dont il veut un «air des cartes» plus rythmé. Ses lèvres bougent au même rythme que celles des chanteurs sur scène et il n'hésite pas à utiliser sa voix de soprano pour leur indiquer d'où on reprend en sachant fort bien que ça les fait rire.

«Ici, l'orchestre est habitué à ne pas répéter - au Met, il y a toujours au moins quatre opéras présentés en rotation -, donc les musiciens regardent tout ce que le chef fait et le suivent, explique le maestro. Il faut donc tout montrer par le geste et parler le moins possible. Mais quand ça fait deux ou trois fois qu'on le fait et que ça ne marche pas, je prends des notes et je leur précise verbalement ce qu'ils doivent faire.»

Il peut aussi jouer au préfet de discipline qui exige le silence de la troupe sur scène parce que le temps de répétition est précieux. Pendant les répétitions avec orchestre, c'est lui le patron. Le Britannique Richard Eyre, qui a déjà travaillé sa mise en scène avec les chanteurs et danseurs, regarde le tout du milieu de la salle en se gardant bien d'intervenir.

À 66 ans, Sir Richard a une vaste expérience du théâtre - y compris la comédie musicale Mary Poppins - de la télé et du cinéma (Iris, Notes On a Scandal), mais il n'en est qu'à sa troisième production à l'opéra, dont La Traviata avec le chef Georg Solti. Jamais il n'a tiré autant de satisfaction de son travail avec un chef, affirme-t-il. «Yannick est très intelligent, sensible et collaborateur. C'est très clair qu'il a la confiance des chanteurs et de l'orchestre.»

Le Met, c'est le Met

Yannick Nézet-Séguin insiste: «Il y a Paris, Londres, Milan et l'opéra de Vienne, mais le Met, c'est le Met, l'endroit où tout ce qu'il y a de meilleur au monde dans l'opéra se retrouve. Je m'étais imaginé que j'aurais des conditions de travail idéales en venant ici et je les ai.»

Sa grande chance, dit-il, c'est de travailler à de nouvelles productions. «Souvent, les chefs n'ont pas droit à une répétition quand c'est du répertoire ou une production qui existe déjà; d'habitude, ils doivent se contenter de regarder la vidéo, dit-il en riant. Moi, j'ai eu le luxe de deux lectures d'orchestre complètes et trois répétitions avec l'orchestre et les chanteurs dans le décor, plus une générale. J'aurais pu aller plus tôt dans des assez grosses maisons d'opéra, pas le Met mais l'Opéra de Munich où est Nagano, par exemple. Très tôt dans ma carrière, j'aurais pu y faire trois représentations de La Bohème, sans répétition, mais mon agent et moi avions décidé d'attendre deux ou trois ans de plus pour faire de nouvelles productions.»

Le chef sait trop bien que seul son travail lui permettra d'établir son autorité auprès des musiciens du Met qui ne souffriraient pas plus un chef arrogant qu'un jeune qui s'amènerait sur la pointe des pieds et craindrait d'imposer sa vision. «Je suis tout à l'envers avant d'aller travailler avec un nouvel orchestre, mais quand je suis sur le podium, je ne me pose plus de questions», dit-il.

Au début du troisième acte, le rideau ne s'ouvre pas. Pendant qu'on règle le problème, Nézet-Séguin ne perd pas une seconde et répète avec l'orchestre certains passages qui ne lui semblent pas au point. «Le rythme d'une répétition est très important, explique-t-il. Ces gens-là travaillent tellement qu'on ne peut pas laisser la tension retomber.»

L'orchestre du Met est rapide et surtout très concentré, constate le chef. Les musiciens réagissent vite aux directives du chef et quand ils entendent moins bien les chanteurs, ils baissent eux-mêmes le volume. «C'est formidable comme machine, dit le chef. Là où c'est très différent des autres orchestres, c'est qu'il y a un roulement dans les effectifs. Le basson solo que j'avais hier matin n'était pas le même qu'aujourd'hui. Les cordes changent aussi. Parfois quand je leur fais reprendre des choses, c'est pour qu'ils les écrivent parce que si ce ne sont pas les mêmes musiciens la prochaine fois, il faut que ça soit écrit dans la partition.»

Sa plus belle surprise, enfin, c'est de voir Roberto Alagna (Don José) et Elina Garanca (Carmen), qui viennent de jouer Carmen ensemble à Londres, se mettre entièrement à la disposition du chef et du metteur en scène et insister pour retravailler leurs rôles plutôt que de vouloir s'en tenir à ce qu'ils ont fait tout récemment de l'autre côté de l'Atlantique.

Les conditions idéales du Met dont parlait Yannick Nézet-Séguin, c'est aussi ça.