Partout sur la planète, les ventes de disques sont en chute libre. Le Québec, éternel village gaulois, n'échappe pas à cette tendance lourde, mais il s'en sort beaucoup mieux que la moyenne. Pourquoi ? Nous avons posé la question aux patrons de cinq maisons de disques qui ont vu le jour en plein coeur de cette crise. Fous, ces entrepreneurs ?

Paul Dupont-Hébert / Tandem.mu

Agent d'artistes, producteur de disques et de spectacles, éditeur de musique

Artistes: Pascale Picard Band, The Lost Fingers, Gilles Vigneault, Kevin Parent, Stefie Shock, Catherine Durand et des albums de duos (Dubois, Ferland, Passe-Partout)

Nominations à l'ADISQ: 9

Après avoir tout fait dans ce métier (agent d'Harmonium, directeur général du Festival de Lanaudière, directeur des variétés à Radio-Canada), Paul Dupont-Hébert a quitté la boîte de télé Zone 3, où il avait produit des disques et des spectacles, pour fonder le label Tandem.mu, au début de 2008. Fort de ses succès (près d'un million de disques vendus en 18 mois), il veut développer l'humour et la télé axée sur ses artistes.

Q Pourquoi vous être lancé dans le disque?

R J'ai toujours suivi mon instinct, fonctionné au coup de foudre, je ne suis pas rationnel. On peut décider de lancer un artiste parce qu'on l'aime sans penser en vendre 25 000 ou 30 000 copies. Quand on a recruté The Lost Fingers, on ne pensait pas vendre des centaines de milliers de disques dans le monde. La morosité, chez nous, ça n'existe pas. Pour réussir, ça prend la passion et de bons artistes.

Q Quel est votre truc?

R Un ami me disait hier que c'est l'attention que j'accorde aux artistes, aux journalistes, aux musiciens, aux techniciens, aux équipes de plateau: un contact sincère, sympathique, qui se transmet à toute l'équipe. Mais ça part du produit. On était certains que Kevin Parent aurait un disque d'or après avoir écouté la moitié d'une chanson.

Q Votre stratégie?

R On peut faire des albums concept pour faire rouler la boîte (Passe-partout, Duos Ferland) mais on fait aussi des albums avec des artistes originaux, connus ou inconnus. Est-ce que l'artiste fait de la scène? Est-ce qu'il a ses pages web? Est-ce qu'il a un manager? Si oui, il entre chez nous, et on va faire le travail radio.

Q Si les jeunes n'achètent plus de disques, vous faites quoi?

R Le public de Pascale Picard est très jeune et il achète l'album. Peut-être qu'on va en vendre 150 000 au lieu de 250 000, mais il achète le disque parce qu'il est bon et qu'il aime l'artiste. Tôt ou tard, la tendance mondiale va rattraper le village gaulois. Le bon spectacle vivant va rester et le disque sera un outil de promotion pour t'amener au spectacle vivant. La musique ne mourra jamais.

����¯�¿�½���¯���¿���½������¯������¿������½li Bissonnette, Dare to Care / Grosse bo����¯�¿�½���¯���¿���½����¯�¿�½������®te

Éli Bissonnette a fondé la compagnie de disques Dare To Care pour lancer l'album d'un groupe ska-punk dont il faisait partie. Porté par le succès de Malajube, il a fondé en 2007 le label francophone Grosse Boîte en lançant d'abord le vinyle de Mexico de Jean Leloup. Le succès de ses découvertes Tricot Machine et Coeur de Pirate a confirmé son flair.

Q Pourquoi vous être lancé dans le disque?

R Parce qu'il y avait un sentiment d'urgence, mais pour le fun aussi. Au fil du temps, ce hobby est devenu de plus en plus prenant, ce travail, de plus en plus sérieux. Mes ventes de disques ont doublé en 2009 et j'emploie 12 personnes, mais ça reste une entreprise à échelle humaine. Comme je n'ai jamais connu l'âge d'or du disque, les résultats qu'on a sont satisfaisants pour nous.

Q Quel est votre truc?

R Comme on n'est pas une grosse machine qui bouge lentement, on hésite moins à prendre des risques. Coeur de pirate a vendu 150 000 albums en Europe, mais je ne suis pas sûr qu'on lui aurait fait signer un contrat là-bas au moment où moi je l'ai fait. Universal Canada n'aurait jamais embauché Coeur de pirate, elle serait restée dans sa chambre avec son piano et aurait peut-être fait autre chose.

Q Votre stratégie?

R On y va vraiment au coup de coeur, on fait ce qui semble être la bonne chose et d'habitude, ça marche. Aujourd'hui, t'es obligé de te casser le coco, mais il y a beaucoup plus de choses intéressantes qui sortent comme ces petits vidéos en ligne qui piquent la curiosité. On est dans une période de tests.

Q Si les jeunes n'achètent plus de disques, vous faites quoi?

R On vendra moins de disques. On ne peut pas faire de la musique pour les vieux parce que les disques ne se vendent pas. On fait de la bonne musique et le jour où les gens ne voudront plus en acheter, je ne vais pas me débattre à ce point-là. On fera autre chose.

Photo Robert Mailloux, La Presse

Éli Bissonnette.

Jean-Christian Aubry / Bonsound Records

Bonsound Records est le petit cousin des micro-labels Proxenett et Blow the Fuse regroupés dans l'agence Bonsound dirigée par Jean-Christian Aubry, Gourmet Délice et Yanick Masse. Malajube, Philippe B., Le Nombre, les Breastfeeders, Champion et Geneviève et Mathieu sont liés d'une façon ou d'une autre à Bonsound qui compte une dizaine d'employés.

Q Pourquoi vous être lancé dans le disque?

R On a ouvert cette boîte-là surtout pour être agents d'artistes, offrir des services à des artistes ou à des micro-labels: agence, spectacles, label, relations de presse. Audiogram ne faisait pas signer de contrat à des bands comme nous (Gwenwed, les Breastfeeders, Le Nombre), la boîte la plus à gauche où on aurait peut-être pu aller, c'est La Tribu. Ç'a vraiment bougé vite depuis parce que des maisons comme nous et Dare To Care ont exercé une bonne pression.

Q Quel est votre truc?

R Quand on est arrivés, la seule manière de survivre, c'était de faire le plus de choses possible et de diversifier nos sources de revenus. Comme le web, il faut fonctionner en toile d'araignée et être au centre de beaucoup de relations qui vont t'apporter plein de choses. Nous sommes les agents de Malajube et Champion, mais le premier est sur le label Dare To Care et le deuxième est en spectacle chez Spectra qui a les moyens d'un show de cette ampleur.

Q Votre stratégie?

R Ça passe par le spectacle, par la reconnaissance internationale. Quand le New York Times ou Pitchfork dit que l'album de Malajube est super bon, c'est au Québec qu'on sent l'effet sur les ventes. Il y a plein de nouvelles sources de revenus: Tout le monde en parle achète des chansons toutes les semaines et les fait jouer, j'ai vendu ce matin une toune de Malajube à une émission de cuisine américaine.

Q Si les jeunes n'achètent plus de disques, vous faites quoi?

R Les produits alternatifs ne se vendent pas tellement moins. Il n'y a plus de Backstreet Boys qui vendent 40 millions d'albums; ce sont eux qui font baisser les statistiques. Ce n'est pas vrai que les jeunes n'achètent plus de musique. Ils n'achètent plus d'album, plus de CD, mais ils achètent des t-shirts, des billets de spectacles, des mp3. Celui qui télécharge illégalement de la musique vient généralement au spectacle par la suite.

Photo Robert Mailloux, La Presse

Jean-Christian Aubry.

S����¯�¿�½���¯���¿���½����¯�¿�½������©bastien Nasra / Vega Musique

Avec sa boîte Avalanche Productions, fondée en 1994, Sébastien Nasra touchait déjà un peu à tout, mais quand il produisait un album de sa protégée Jorane, il le donnait ensuite en licence à une compagnie de disques. L'an dernier, il a accepté de diriger Vega Musique après le décès de Michel Gendron qui avait créé ce label avec le réalisateur Bob Ezrin et le major Universal Canada.

Q Pourquoi vous être lancé dans le disque?

R C'était un complément à ce que je faisais déjà. Après 14 mois, j'apprends un peu à la dure le métier de maison de disques, la commercialisation, la relation avec le distributeur. Les marges de profits sont tellement petites dans chacun des champs (édition, spectacle, merchandising, disque ou fichier numérique) que c'est seulement la somme de ces marges qui peut justifier un investissement.

Q Quel est votre truc?

R J'aime produire des disques - je préfère les produire que les vendre -, mais je veux qu'ils soient vendables. Pas mal tous les projets d'Avalanche Productions que j'ai amenés ont un bon potentiel local, ce sont des gens un peu connus ici, mais mon but, c'est que ça soit exportable.

Q Votre stratégie?

R Le CD est appelé à disparaître, mais comme le numérique n'est pas vraiment payant.Si tu veux vendre des CD, il faut que tu aies dans ta panoplie des artistes qui s'adressent à un public assez adulte. Sylvain Cossette chante des tounes des années 70, et c'est cette génération qui achète encore des CD. Grâce à Sylvain, on peut prendre des risques avec des choses moins évidentes, mais qui font leurs frais comme Beast et Elisapie Isaac.

Q Si les jeunes n'achètent plus de disques, vous faites quoi?

R Si les jeunes n'achètent plus de disques, le travail de la maison de disques va en être un de marketing, mais il va falloir que les retombées proviennent des spectacles, des éditions et des autres sources de revenus. Au lieu d'une maison de disques, on parlera d'une compagnie de musique.

Photo André Pichette, La Presse

Sébastien Nasra

Alain Simard, Brigitte Matte, Fran����¯�¿�½���¯���¿���½����¯�¿�½������§ois Bissoondoya

Pilier du show-business québécois depuis les années 70, l'Équipe Spectra (360 employés!) organise le Festival de jazz, les FrancoFolies et Montréal en lumière et s'occupe d'artistes consacrés comme Michel Rivard, Paul Piché et Jim Corcoran. Après avoir participé à la fondation d'Audiogram avec qui Spectra a développé une alliance stratégique, Alain Simard a décidé de lancer son propre label, Spectra Musique, l'an dernier.

Q Pourquoi vous être lancé dans le disque?

R(Alain Simard) On a parti Spectra Musique pour avoir le contrôle sur la mise en marché et le contrôle artistique sur ce qu'on sort. La production du disque de Michel Rivard avec l'Orchestre Symphonique de Montréal a coûté 175 000$; si on ne l'avait pas fait, personne ne l'aurait fait.

Q Quel est votre truc?

R(Alain Simard) Depuis la fin des années 70, on opère des salles de spectacles, l'agence et on produit des disques en plus d'organiser des festivals. Quand tu fais le disque et le spectacle et que tu contrôles la salle, tu es capable de planifier une opération sans perdre d'énergie à négocier avec une compagnie de disques pour la convaincre d'appuyer la tournée.

Q Votre stratégie?

R (Alain Simard) L'industrie du disque traditionnelle, avec les majors qui ont des usines de pressage, on n'est plus là. Mais pour des labels intermédiaires comme nous qui avons des moyens de marketing, qui avons le 360 (synergie de toutes les secteurs d'activité du métier), des artistes à long terme, une philosophie, et qui sortons des produits de qualité, le public n'a pas diminué. C'est plus dur de vendre des disques, mais l'artiste n'est pas moins populaire.

Q Si les jeunes n'achètent plus de disques, vous faites quoi?

R (François Bissoondoyal) On peut associer le web au piratage, mais c'est surtout une énorme vitrine qu'on peut utiliser pour faire circuler un nom, une image, une chanson, pour créer un buzz autour d'un artiste. Et ça peut ne pas coûter grand-chose.

R (Brigitte Matte) On n'est pas pessimistes, on est réalistes. Je travaille souvent en France où le climat est lourd. Ici, on a le vent dans les voiles; je ne sens pas le pessimisme, au contraire.

Photo Robert Mailloux, La Presse

François Bissoondoya, Alain Simard, Brigitte Matte.