Trente ans. 10 000 concerts, des dizaines de milliers de musiciens avec leurs petites habitudes et leur gros caractère. De la crise de vedette à l'incident technique, des annulations de dernière minute aux incidents de coulisses, l'histoire du Festival de Jazz regorge d'affaires arfois dramatiques, souvent drôles. En parlant avec les gens du jazz, présents et anciens, Daniel Lemay a rassemblé un florilège de ces petites histoires qui font la grande.

Erreur sur le smoked meat

John Zorn travaille à l'avancement de la culture juive. Militant de la «radical Jewish music», il a produit - sur sa propre étiquette Tzadik (tzadik.com) - une série intitulée Great Jewish Music avec des coffrets consacrés entre autres à Burt Bacharach, Serge Gainsbourg, Marc Bolan.

 

Zorn aime Montréal pour son festival... et pour son smoked meat. Mais attention! Pas n'importe quel: le smoked meat de Schwartz's, la vieille charcuterie hébraïque du boulevard Saint-Laurent dont Bill Brownstein, de la Gazette, a écrit la riche histoire (Vehicule Press/Parfum d'encre).

Ce vendredi-là en juillet 2000, après le concert de son groupe Masada, le saxophoniste demande qu'on aille lui chercher son mets préféré. L'estafette, pour des raisons d'efficacité, décide d'aller chez Ben's, une autre grande place à smoked meat située sur le boulevard de Maisonneuve, tout près du site du Festival. Mal lui en prend...

En déballant la viande rose de chez Ben's - le plus vieux delicatessen de Montréal fermera en 2006 à la suite d'un conflit syndical - Zorn entre dans une grande colère, lance l'infâme sandwich au bout de son bras!

Mis au courant de l'incident, André Ménard se rend de suite dans la loge de Zorn et réussit à le calmer: Ménard montera lui-même, par ses «passages secrets», jusque chez Schwartz's pour y aller chercher «le meilleur smoked meat au monde». Avec cornichons et tout.

Jarrett l'imbuvable

Keith Jarrett est un grand pianiste de jazz, de même qu'un casse-pieds de première. En 2004, l'année où le FIJM doit lui décerner le prix Miles-Davis pour sa contribution au rayonnement international du jazz, le monsieur exige d'amener son propre soundman ET son propre système de son pour la scène. Demande tout à fait inusitée, souligne André Ménard - le FIJM et PdA ont tout ce qu'il faut - mais bon! «c'est Keith Jarrett et il est notre invité d'honneur».

Sont donc à Dorval pour l'arrivée du jet privé: une voiture pour M. Jarrettt et ses sidemen et un camion pour les moniteurs et la console idoine qui sont immédiatement transportés à Wilfrid-Pelletier pour le test sonore de l'après-midi.

Le soir, avant le début du concert, Ménard est sur la scène pour présenter le trophée au titulaire qui, comme il en avait averti la direction du Festival, ne le prendra pas dans ses mains qu'il doit protéger: il est pianiste. Il souffre par ailleurs, et cela est de notoriété publique, du syndrome de fatigue chronique. Et ces trophées sont lourds à porter.

Le concert débute mais, de toute évidence, quelque chose indispose le créateur dans son ici et maintenant. Le siège du piano? L'instrument lui-même? Un insupportable toussotement venant des premières rangées? Rien de tout ça: c'est que M. Jarrett, on le comprend à ses grimaces, n'aime pas le son. Le son qu'il entend dans ses propres moniteurs! Détail que la foule ignore quand, au comble de l'agacement, il arrête de jouer et déclare: «Plutôt qu'un trophée, j'aimerais mieux qu'on me donne un système de son qui fonctionne...»

En 2007, le festival d'Umbria en Italie a «barré» Jarrett après que le pianiste américain, avant de jouer une seule note, en fut venu aux prises avec le public italien: «Pouvez-vous dire à ces trous de cul d'éteindre leur fucking caméras!»

Un grand pianiste qui manque un peu de doigté...

Les jazzmen de Tbilisi

Après l'entrevue, le jazzophile géorgien m'avait dit qu'il aurait bien aimé assister au spectacle du batteur Joe Morello au Spectrum ce soir-là (1992), mais qu'il n'avait pas d'argent. Au téléphone, j'explique la chose à Caroline Jamet, la vice-présidente aux communications du Festival (elle occupe aujourd'hui les mêmes fonctions pour Gesca-La Presse): il y aura quatre billets au guichet pour ses amis de Tbilissi.

À l'entracte, les gars ne se peuvent plus quand je leur dis qu'on ira rencontrer M. Morello dans sa loge après le show, par permission spéciale d'Yves Savard, le directeur technique du Spectrum. Et on va prendre une photo. Le moment venu, nous montons à la loge où je présente les quatre jazzophiles géorgiens à Joe Morello: «Ils vous écoutaient derrière le rideau de fer...»

Denis Courville, photographe de La Presse aujourd'hui à la retraite, monte alors sur une chaise pour prendre le «rang d'oignons» en plongée, mais les deux pieds lui partent et le voilà à l'horizontale dans le vide, appareil photo pointé. Et il s'étend sur le plancher dans un vacarme qui fait sursauter Joe Morello, qui est aveugle.

Pendant qu'on lui explique que le photographe a glissé, des pas pressés se font entendre dans l'escalier; Yves Savard arrive à la porte de la loge, haletant: «Qu'est-ce qui se passe?»

- Le photographe est tombé...

- Ouf! Je pensais que c'était la vedette!»

Soirée épique au Spectrum

La fiche technique de Terence Blanchard disait 20 pouces, une batterie utilisée surtout par les rockers, se rappelle Yves Savard, directeur technique du Festival de jazz. «Mais son batteur arrive au sound check et pète une coche: il veut un drum de 18 pouces. Il crie après mes gars, leur dit qu'ils ne connaissent rien au jazz!»

Savard explique au monsieur que la fiche disait 20 pouces mais fait venir un 18-pouces en catastrophe et le test de son commence. Le concert du soir, au Spectrum, doit être enregistré par CBC Radio, pour l'émission Jazz Beat que réalise Alain de Grosbois, un monsieur qui connaît son affaire.

Mais pendant le test, au lieu de jouer dans le micro central qui est relié au camion d'enregistrement, Blanchard se promène sur la scène avec sa trompette. Savard lui demande de jouer devant le micro. Rapport à la radio... Ou M. Blanchard préférerait-il qu'on attache un micro à son instrument? Le trompettiste - on est en 1992, Blanchard commence à être connu - répond qu'il a fait des dizaines d'enregistrements et qu'il sait ce qu'il a à faire. Akay...

Le concert commence... et Terence Blanchard se promène partout. Quand c'est fini, de Grosbois «saute sa coche» devant le trompettiste parce que l'enregistrement ne lui plaît pas. Blanchard engueule Savard à cause de l'affaire du drum. Puis arrive André Ménard, qui n'est pas content et ça, tout le monde le sait, ce n'est une bonne nouvelle pour personne.

Yves Savard a vu des dizaines d'artistes faire des crises mais il garde un souvenir précis de cette soirée «épique»: «En m'engueulant avec Terence Blanchard, je me suis rendu compte que j'avais beaucoup plus de vocabulaire anglais que je croyais... Et pas juste des mots de quatre lettres.»

PET, Miles, Gérald et les autres...

Dans la catégorie Jazz à l'année... Février 1990. Le bureau de Pierre Elliott Trudeau contacte Spectra: l'ancien premier ministre aimerait assister au concert de Miles Davis le soir même, le dernier d'une série de trois que le célèbre trompettiste donne au Spectrum.

PET se présente au Spectrum assez en avance, en compagnie d'une jeune Black d'une spectaculaire beauté, et prend place à la table qui lui a été réservée sur l'estrade, les meilleures places du Spectrum, de douce mémoire. Tout se passe bien: M. Trudeau (1919-2000) est heureux d'assister au concert de l'un de ses deux musiciens préférés, l'autre étant Dave Brubeck, confiera-t-il à André Ménard, son hôte.

Cinq minutes avant le show, le poéticien Gérald Godin et sa compagne Pauline Julien se présentent au guichet... fermé. La Pasionaria demande à voir Ménard - «T'aurais pas une table pour nous autres...». Qui voit vite le topo: il ne peut faire asseoir le plus célèbre couple nationaliste du Québec avec l'ancien premier ministre du Canada.

Ménard avise un couple asssis à une autre bonne table et leur demande s'ils auraient objection à déménager à la table de M. Trudeau où la maison se fera un plaisir de leur servir gratuitement les consommations de leur choix... en plus de leur rembourser le prix de leurs billets. Ils n'ont rien contre.

Et c'est ainsi que Miles Davis, qui mourra l'année suivante, réussit, le temps d'un concert, à rassembler le pays divisé.

Et il y a la fois où...

... Charles Joron, directeur technique du FIJM dans les premières années, arrive au bureau, rue Ontario, pour se rendre compte que la grande scène, à l'angle de la rue Saint-Denis, avait disparu. «Le système de son était sur le trottoir mais les cols bleus avaient démonté la scène pendant la nuit, sur ordre de l'hôtel de ville», raconte Joron, aujourd'hui producteur délégué au Cirque du Soleil où il garde un oeil sur la scène.

... Ti-Guy Nadon, après moult sparages avec ses bâtons, s'en rentre un droit dans le nez; le «roi du drum» quitte la scène, la face en sang.

... le FIJM décide de «faire» Ima Sumac qui, à 80 ans passés, roule sur le vieux gagné mais «la notion l'emportait sur la livraison», dira André Ménard. Le Spectrum est plein et le Village, vide, la communauté gaie s'étant rassemblée pour le dernier tour de piste de la diva californienne. Qui arrive sur scène, salue la foule en se prosternant... mais est incapable de se redresser: on doit l'emmener dans les coulisses pour la remettre droite.

... Le Big Band de Vic Vogel joue O Canada, un 1er juillet sur la scène principale du FIJM, rue Saint-Denis, et les bouteilles ne tardent pas à voler: Ton histoire est une épopée...

... aucun son ne sort de la trompette de Chet Baker, paralysé par la drogue, lors de son seul passage au FIJM (1986). Paul Bley emmène Baker (1929-1988) hors de la scène et revient livrer le concert, seul au piano.

... à la suite d'une panne d'électricité, la structure gonflable au-dessus de la rue Jeanne-Mance commence à s'affaisser et personne du FIJM n'arrive à mettre en marche la génératrice d'urgence. Puis «un ange passe», dans la peau d'un technicien du Cirque du Soleil qui s'adonnait à marcher sur le site... à 7h un dimanche matin.

... après s'être battus pour une fille, raconte le «jazzologue» Richard Thérien, deux musiciens du Super Rail Band de Bamako se retrouvent pas mal amochés pour le dernier spectacle du Festival de 1990: l'un a un oeil à moitié fermé et l'autre, un bras en écharpe. Tout ça pour une gonzesse...

... le saxophoniste Dexter Gordon annule son concert au Saint-Denis qui doit être enregistré pour la télévision. Les gens du Festival, raconte Alain Simard, contactent l'agent de Chick Corea qui leur dit que le pianiste et son comparse Gary Burton viennent de partir de Moscou pour rentrer à New York via Paris. Un émissaire est envoyé à l'aéroport parisien où le duo s'embarque pour Montréal où il arrive une heure avant ce qui sera «une des grandes performances de l'histoire du Festival». Disponible en vidéo.