Il y a le Roi de la patate et le Roi du camion. Il y avait le Roi de la marchette, immortalisé par Gerry Boulet, et puis il y a Jamil, le roi de la Plaza, qui vient tout juste de troquer sa marchette contre un bâton de trekking et qui, après un AVC, deux opérations au cerveau et une convalescence, remonte sur la scène du Petit Medley en rigolant comme un fou...

En le voyant entrer au Gainzbar en claudiquant légèrement, un peu plus rembourré qu'avant, mais pas plus grand, vêtu d'un manteau noir, coiffé d'un chapeau de la même couleur et s'appuyant sur un bâton en guise de canne, j'ai immédiatement pensé à Egon Ratablavasky, le célèbre personnage du Matou d'Yves Beauchemin. C'est une image qui m'est venue à l'esprit comme ça et qui était tout sauf un jugement sur la personnalité attachante du chanteur.

Je doute en effet que Jamil, le rigolo, rigolard et bon vivant, ait un centième de la méchanceté du maléfique Ratablavasky. Reste qu'il y a dans le personnage de Ratablavasky l'idée d'un homme qui occupe un territoire et qui, en plus de l'occuper, le domine entièrement. Quand Jamil rentre au Petit Medley ou au Gainzbar, rue Saint-Hubert, deux établissements dont il est propriétaire, le premier depuis dix ans, l'autre depuis un an, il dégage l'assurance de l'homme qui est maître chez lui et qui l'assume complètement. Cela se voit dans sa façon de reluquer la clientèle de trentenaires qui viennent prendre un verre pas trop cher et écouter de la bonne musique qui ne joue jamais trop fort. De saluer chaque nouvel arrivant comme s'il le connaissait personnellement, ce qui est souvent le cas.

Dans son dernier CD, lancé 48 heures avant son AVC, Jamil chante d'ailleurs sur la première pièce dédiée à Dédé des Colocs: «Chuis le king du quartier. Toi, tu s'ras ma sentinelle. T'as vraiment pas à t'inquiéter. Ici, on m'appelle le Colonel.»

Rire de ses malheurs

Le king du quartier, le roi de la Plaza, autant d'expressions qui décrivent bien celui qui a senti avant bien des gens que la Plaza St-Hubert n'était pas aussi trépassée qu'on le pensait et qu'il était possible de la faire renaître de ses cendres, notamment en tirant profit de sa proximité avec le marché Jean-Talon et la Petite Italie. Sauf que l'intendance de ses établissements et de 50 employés, doublée d'une carrière d'auteur-compositeur que Jamil a relancée à 40 ans, a failli lui coûter la vie. Il y a six mois, plus précisément au matin du 9 octobre 2008, Jamil, qui n'a jamais été capable de tenir en place ni de calmer ses nombreux appétits, a été pris d'un malaise. Il habitait encore rue des Érables et s'est empressé de passer un coup de fil à sa blonde qui était partie travailler. «Je ne veux pas que tu t'inquiètes, lui a-t-il lancé, mais je ne file pas et j'aimerais ça que tu rentres à la maison.»

Quinze minutes plus tard, Jamil rappelait sa bien-aimée.

«Je ne veux pas que tu t'inquiètes, mais l'ambulance va sans doute arriver avant toi.»

Transporté d'urgence à Notre-Dame en étant pleinement conscient, sinon de son AVC, du moins de la gravité de sa condition, Jamil a fini par casser.

«Je me suis réveillé deux semaines plus tard, raconte-t-il. Mais je n'étais pas guéri pour autant. J'ai été opéré deux fois au cerveau, j'ai mangé une maudite claque et quand je suis enfin sorti de l'hôpital en marchette comme un p'tit vieux, je me sentais d'autant plus con que je venais de lancer un CD avec un titre - Je dure... Très, très dur - qui marchait plus pantoute.»

Six mois plus tard, pourtant, le titre du CD marche de nouveau dans la mesure où Jamil a retrouvé un air joufflu de bon vivant ainsi que sa proverbiale humeur qui le fait rire à gorge déployée de ses malheurs, ce qui est une façon comme une autre de faire preuve d'endurance.

«Quand je suis dans la merde, dans la vraie merde je veux dire, je rigole. Je tiens ça de ma mère. De toute façon, qu'est-ce que tu veux faire d'autre? La vie te laisse pas le choix», lance-t-il dans un immense éclat de rire.

Pas assez de recul

Mais encore. Jamil Azzaouri, né à Montréal mais élevé au Maroc, n'est pas qu'un bon vivant ou un ex-agent d'artistes qui, pendant 17 ans, a fait de la promo pour un peu tout le monde depuis Dan Bigras jusqu'à Desjardins en passant par Garou, Isabelle Boulay et Notre-Dame de Paris. C'est aussi un auteur-compositeur-interprète qui, depuis sept ans, promène sur les hommes, les femmes et la vie en général une lucidité brutale et un regard aussi torve que provocant. De ce Jamil-là, je m'attendais à ce que les épreuves des derniers mois aient laissé des traces en forme de chansons ou en pistes de réflexion. Mais non. Contrairement à ce que j'envisageais, Jamil n'a presque rien à dire sur la maladie qui l'a diminué physiquement et sur la mort qui l'a frôlé.

«Je n'ai pas encore assez de recul face à ce qui s'est passé, laisse-t-il tomber. On dirait que je suis encore dedans. Je ne sais pas encore ce qui va sortir de tout ça. J'imagine que je vais me remettre à écrire quand je vais en ressentir le besoin, mais ce n'est pas encore le cas.»

Pour le moment, tout ce qui intéresse Jamil, c'est son retour sur les planches du Petit Medley, du 14 au 18 avril, en compagnie de sept musiciens dont une section de cuivres et un guitariste qui le remplacera à la guitare maintenant que la motricité réduite de sa main gauche l'empêche de jouer.

J'attends qu'il compare son retour sur les planches au type qui reprend le volant après un accident. Mais il évite l'image, se contentant d'affirmer qu'il ne fait pas de la scène pour prouver quelque chose, mais tout simplement parce que ça le fait tripper.

«Je me suis assez fait chier en tant qu'agent de promo que ma motivation en me mettant à chanter, c'était d'abord et avant tout de ne plus me faire chier. Aujourd'hui, je me rends compte que la vie, ce n'est que des projets. Quand il n'y a plus de projets, il n'y a plus de vie.»

Habitudes de consommation

Autrefois, Jamil commençait ses spectacles en déclarant: «Mon père est musulman, ma mère est catholique, mon ex est mormone et moi, je suis un alcoolique pratiquant. Bienvenue à la messe.»

Aujourd'hui, il songe à modifier légèrement la formule en ajoutant: «Je suis encore un alcoolique pratiquant, mais on m'a opéré.»

L'alcool, la drogue et les nuits folles ont longtemps fait partie de la vie de Jamil. Non seulement il ne s'en cache pas, mais il semble avoir tenu un journal très précis de ses habitudes de consommation.

«Quand je suis arrivé à Montréal à 17 ans, en provenance de Casablanca, je consommais quatre grammes de hasch par jour. Quand j'ai vu le prix de fou que le hasch coûtait ici, j'ai arrêté d'en fumer. À 25 ans, j'ai eu une passe de coke. Au bout de trois mois, j'étais rendu à un gramme et demi par jour. Émotivement, c'était comme sauter en bungee tous les jours. C'était tellement invivable que j'ai tout arrêté, sauf l'alcool. Là je me suis mis à carburer: 14 consommations par jour, les jours ordinaires. Les soirs de show, 35, sans jamais être saoul. Il y a deux ans, après un problème de santé, j'ai tout arrêté du jour au lendemain. Évidemment, j'ai fait cela dans l'espoir de recommencer à la première occasion. Aujourd'hui, je bois encore un peu, mais bon, disons que je modère mes transports et que j'apprends à apprivoiser la lenteur.»

Pour éloigner la tentation de l'alcool et des nuits folles et modifier un brin son mode de vie, Jamil s'est installé à la campagne, à Franklin en Montérégie, près des lignes américaines. Maintenant il lui faut faire une heure de route avant d'arriver à la Plaza. C'est une façon comme une autre de mettre de la distance entre sa vie d'avant et celle d'aujourd'hui. En même temps, en le voyant aller rejoindre ses vieux copains au bar et commander son premier vin blanc de la soirée, en attendant d'aller souper avec son pote Dick Rivers qui est en ville, je me dis qu'on peut toujours sortir le roi de la Plaza. Mais pour sortir la Plaza du roi, il faut se lever de bonne heure, quitte à ne pas dormir de la nuit.